De la famille des murénidés, affirment les gens calés en
sciences naturelles, le congre est un poisson côtier bien connu sur le littoral
français.
Bien connu, mais assez diversement apprécié. On lui
reproche, gastronomiquement parlant, la multiplicité de ses arêtes — ce qui
n'est sensible que chez de petits exemplaires de l'espèce, — il convient de le
dire tout de suite. Par contre, le congre a pour lui la compacité d'une chair
très blanche et une saveur des plus particulière. Pourtant, sans qu'on
détermine bien pourquoi, si l'on ne met en cause la tradition et la force de
l'habitude (une habitude mal fondée), le congre ne jouit pas d'un grand renom
sur les tables de choix.
Je me garderai bien de prendre ici parti. Que je préfère le
congre au turbot, par exemple, ne regarde que moi seul. Et, si vous n'aimez pas
« ça », je ne tenterai point davantage de vous convaincre. Au
demeurant, le congre n'atteignant pas les halles des villes par quantités
industrielles, mieux vaut éviter, pour les amateurs dont je suis, de se livrer
à un prosélytisme excessif ...
Mais, quand il s'agit de pêche bassière, de pêche côtière à
pied, donc de sport, le congre redevient une proie de choix, propre à être
capturée en été, tout au long de nos côtes rocheuses à marées et à varechs.
Comme tel, il mérite au moins que vous sachiez comment le pêcher, à pied sec et
sans barque, bien entendu.
Il faut d'abord savoir, avant d'entreprendre une chasse de
cette sorte, une curieuse particularité du congre. Ce poisson de forte taille —
il atteint assez souvent plus d'un mètre de long, fort en deçà des limites de
basse eau — vit, ou du moins gîte, dans des anfractuosités de rochers à algues
brunes et longues, généralement au niveau extrême des marées de pleine lune :
encore convient-il de ne pas considérer ce renseignement dans l'absolu. Mais,
fait beaucoup plus singulier, le congre cohabite très souvent avec le homard.
Il n'existe cependant aucune affinité naturelle entre ce
crustacé et notre poisson. Ils n'ont pas les mêmes mœurs et, on s'en doute, ne
parlent pas la même langue. Pourtant tous les bassiers de l'Atlantique ou de la
Manche ont pu constater constamment cette étonnante collusion, à telle enseigne
qu'après avoir pris un homard dans un trou ils s'évertuent toujours à en
déloger ensuite un congre dont le cardinal des mers vient, sans s'en douter, de
déceler la présence. Est-ce le homard qui attend patiemment, une année durant,
l'époque du frai, où le poisson s'amollit, pour s'en repaître avidement ?
Ou le congre qui surveille, avec un égal flegme, l'instant de la mue pour
absorber son colocataire, dépouillé de sa carapace protectrice ? Je crois
bien que personne n'en sait rien, les côtiers avertis demeurant réduits aux
hypothèses ou, le plus souvent, indifférents à toute considération zoologique.
Ce qui intéresse bien davantage nos bassiers, c'est
l'alléchante perspective de faire coup double lorsqu'ils ont répété des trous
horizontaux de quelque profondeur, soit au flanc d'une assise de falaise
disparue, sur des plateaux sous-marins d'origine calcaire, soit au sein de
rochers granitiques.
Dans des trous de cette sorte, on prend le homard à la
fouëne, ainsi qu'on vous l'a appris naguère (1), car c'est généralement le
homard qui y fait office de concierge, donc qu'on y pique en premier lieu. Ce
phénomène s'explique aisément d'ailleurs, le homard au sec se déplaçant
difficilement, encombré de son caparaçon naturel. Par contre, le congre, dès
qu'il pressent l'attaque, se love avec prudence tout au tréfonds du gîte, en
des recoins inaccessibles au homard ; pour s'y garer des coups de fouëne.
Il arrive cependant, fort heureusement (pour le pêcheur),
que la disposition à tendance rectiligne du trou ne permette pas au poisson de
s'abriter des pointes du bident auxquelles vient de succomber le crustacé. Dans
ce cas, une fois le homard mis en lieu sûr, le pêcheur ferraillera avec vigueur
la cavité, en s'efforçant de l'explorer en tous sens, de manière à y piquer le
congre. Ce harponnage n'est point si facile qu'on le croit, le congre étant à
la fois protégé par une peau épaisse et une rare souplesse de mouvements. Il
faut souvent s'y reprendre à de nombreuses reprises avant de parvenir à
embrocher profondément le poisson et surtout à l'extraire de son abri.
Si l'on réussit à ferrer solidement le congre, l'expulsion
s'effectuera plus aisément que celle du homard, qui s'arc-boute de toutes ses
forces aux parois du gîte. Mais, dès que le congre sera sorti de son home, il
conviendra de l'assommer aussitôt, voire de lui trancher la tête avant de le « débrocher ».
Cette mesure sanglante facilite la libération de la fouëne, surtout lorsque
l'animal a été piqué au corps, ce qui est souvent le cas. Elle présente en
outre l'avantage, pour le pêcheur, de le protéger des brutales morsures du
congre, pourvu d'une dentition menaçante : un doigt est bien vite coupé,
avec un tel murénidé, lorsque sa taille dépasse les cinquante centimètres.
Cette pêche du congre à la fouëne constitue un véritable
sport, plein d'attraits, qui nécessite à la fois une forte dépense musculaire
et un sens tactile développé. Rares sont ceux qui y réussissent lors des
premières prises de contact avec les trous à homard.
Mais il existe une autre façon de capturer le congre, moins
dangereuse, moins active aussi : la pêche aux cordes.
La corde à congre est en fait une variante du bocain, dont
je vous ai entretenus en octobre dernier, en ce sens qu'elle constitue, elle
aussi, un élément individuel de pêche.
On n'emploie cet engin que par le travers des plateaux
rocheux qu'on sait habités par le congre. Naturellement on le met en place à
mer basse, à proximité de trous à homard dûment repérés, pour le relever au
reflux.
Le dispositif est fait d'un filin de cuivre ou d'acier de
forte section, d'une longueur d'un à deux mètres. En raison des véhémentes
tractions qu'il sera appelé à subir en cas de succès, si le congre s'y laisse
prendre, ce filin sera fixé aussi solidement que possible à un pieu, lui-même
profondément enfoncé. L'autre extrémité du filin recevra un gros hameçon (en
aiguille et non en clou), un hameçon préalablement boette au crabe mou ou au
vif. Le pêcheur ne devra jamais omettre de ligaturer cette amorce sur l'hameçon
avec un fil résistant, dissimulé dans la mesure où il sera possible de le
faire, à tout le moins peu apparent.
En principe, on ne disposera que deux ou trois engins de
cette sorte dans le voisinage de chaque trou considéré. Si le congre est en
appétit (et la proie bien choisie), il lui arrivera d'y mordre et, bien
entendu, de s'y ferrer parfois. Mais, aux cordes, la proportion des prises
demeure moindre qu'à la fouëne à deux dents, ennemi numéro un du congre.
En dehors des deux modes de pêche ainsi exposés, il en
existe un troisième, mais tellement accidentel qu'on ne saurait conseiller à
l'amateur de l'envisager : la pêche au bâton. Je confesse que je ne l'ai
jamais pratiqué, mais plusieurs cas de pêches semblables m'ont été signalés sur
des rochers bretons isolés, plus exactement sur de larges plateaux rocheux, qui
découvrent, par grandes marées, presque à perte de vue.
Il arrive que, sur de telles étendues granitiques, des
congres se laissent parfois mettre au sec, assez loin de leur trou hospitalier,
et commencent à y subir les affres de l'asphyxie, en attendant un flux qui
tarde. Plusieurs pêcheurs bretons, nullement marseillais je vous prie de le
croire, m'ont affirmé qu'à condition de déposer à proximité du congre engourdi
un sac entr'ouvert il était possible de le capturer sans grande peine,
simplement en poussant la bête dans cette nasse improvisée, à légers coups de
bâton, voire de badine.
Un témoin, digne de foi m'a confié avoir vu capturer ainsi,
dans l'île de Houat (Morbihan)—je cite mes lieux, sinon mes auteurs, — des
congres d'une bonne dizaine de kilogrammes.
Bien qu'une pêche aussi simple, qui s'apparente au ramassage,
puisse allécher des amateurs partisans du moindre effort, je leur conseillerai
plutôt de s'entraîner à la chasse à la fouëne, plus mouvementée sans doute,
mais dans la plupart des cas autrement sûre.
Maurice-Ch. RENARD.
(1) Voir numéro de juin 1950, p. 346.
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