Les critiques sportifs proclament que tel coureur cycliste
est un « homme du Tour » et que tel autre, de réputation égale, voire
supérieure, ne mérite pas ce titre. Sur quoi se fondent-ils pour opérer ce
partage ? Sur le fait que les épreuves scindées en plusieurs étapes
réclament des qualités particulières. Au premier rang de ces qualités figure ce
qu'on est convenu d'appeler la faculté de récupérer. Distinguons tout de suite
à ce propos deux notions qu'on pourrait être tenté de confondre ; faculté
de récupération et endurance. Il est extrêmement rare qu'un individu possède à
un degré égal l'une et l'autre. Tel individu est doué pour fournir des efforts
successifs coupés de repos. Tel autre est capable de produire un effort intense
et prolongé, mais unique.
Empruntons un exemple au cyclisme professionnel. Si nous
négligeons le terrible Paris-Brest et retour disputé tous les dix ans
seulement, Bordeaux-Paris représente le type de la course tout ensemble longue
et rapide. Or les résultats démontrent que les vainqueurs de Bordeaux-Paris
font, en règle générale, une assez piètre figure quand ils abordent le Tour de
France. Assez véloces et résistants pour couvrir, à une moyenne élevée, plus de
500 kilomètres, ils échouent lorsqu'il s'agit de parcourir quotidiennement une
distance moitié moindre. Ils récupèrent mal.
Tous ceux qui, sans songer à des exploits sportifs, ont
accompli, en groupe, des randonnées cyclistes ou pédestres s'étendant sur
plusieurs journées ont remarqué le phénomène. Un compagnon de route ,qui, au
début, surpasse ses camarades ne cesse de décliner d'étape en étape, alors que
son voisin, qui se traîne lamentablement d'abord, devient de plus en plus
alerte à mesure que le temps s'écoule. On pourrait comparer cette situation à
celle d'accumulateurs électriques dont certains — les plus puissants — se
déchargeraient d'une traite alors que des appareils plus modestes
conserveraient intacte leur énergie, leurs dépenses se trouvant sans cesse
compensées par des récupérations.
Un parallèle entre l'être vivant et la machine pèche
toujours par certain côté. On peut démonter les pièces d'un mécanisme. Un
animal supérieur, et a fortiori un homme, est trop complexe, voire
mystérieux, pour livrer tous les secrets de son organisme. Dans notre tentative
pour définir l’« homme du Tour » nous nous bornerons à résumer
quelques-uns des enseignements prodigués par un passé plus ou moins proche. Le
problème se pose ainsi : quelles sont les caractéristiques du champion
cycliste qui, durant quatre semaines et sans compromettre sa santé, brave la
lassitude, les « bûches » et les embûches, les averses, la montagne
aux vents glacés, la plaine embrasée des midis d'été ?
Ce champion, que vous avez encouragé à son passage, ne se
signale pas, extérieurement, par un prestige physique singulier. Le plus
souvent, il est de taille médiocre et maigre. Dans le peloton, d'ailleurs, les
gaillards abondamment musclés se comptent. Parmi ces « costauds »,
d'aucuns abandonneront, rebutés par la rigueur de la tâche imposée, ou
s'accrocheront aux dernières places. Ne nous hâtons pas d'accuser chez eux un
manque d'énergie, de courage. Les infortunés aspirent aussi aux profits et à la
gloire du succès. Hélas ! d'étape en étape leurs forces diminuent. Ils ne
récupèrent pas. Goliath doit se résoudre à voir triompher David.
Dans un ouvrage consacré au cyclisme, le « Père du Tour »,
Henri Desgrange, a défini, en un titre lapidaire, les armes majeures du
champion complet : La Tête et les jambes. Il accordait donc la
primauté au cerveau. Ménager ses forces, ne les jeter dans la bataille qu'au
moment opportun, avoir étudié et retenu le profil du parcours, mesurer les
faiblesses de ses adversaires, saisir les occasions, user des ruses et des
subterfuges autorisés par le règlement, tout cela réclame un esprit bien
organisé, la connaissance d'un véritable métier. Combien de garçons bien doués
ont sombré dans l'oubli après des victoires éclatantes ! Ceux-là ne
savaient pas administrer leur capital musculaire. Pour être un « homme du
Tour », il faut être prudent, voire avare.
Les jambes ? Sans elles, on ne saurait pédaler, aurait
affirmé M. de La Palisse, s'il avait connu le vélo. Sans nier leur importance,
nous les négligerons au profit d'organes moins en évidence, tels que l'estomac
et le foie.
Pour mener à bien une tâche exceptionnellement lourde, les
coureurs du Tour ingurgitent des quantités énormes de nourriture. Le régime
auquel ils se soumettent ferait reculer de solides mangeurs. Leurs repas
pantagruéliques ne sont pas servis à des heures régulières. En outre, ils
vident le contenu de leur musette tout en roulant. Ajoutons qu'ils absorbent
aussi des litres et des litres de liquides variés. Cette avidité, cette
boulimie ne sont pas causées par une insatiable gourmandise. L'exercice, même
modéré, du cyclisme ouvre l'appétit. Qui d'entre nous, au cours de simples « balades »,
n'a pas souffert de fringale ? Ventre creux — nous l'avons tous aussi
éprouvé —est synonyme de jambes molles, de souffle coupé. Donc, il est normal
que des coureurs se nourrissent surabondamment. Oui, mais il est essentiel
qu'ils digèrent parfaitement ce qu'ils mangent. L'« homme du Tour »
doit avoir un estomac et un foie à toute épreuve.
Nous nous excusons de mettre en évidence des faits aussi
vulgaires. Mais la vérité nous contraint à révéler ce qui se passe en coulisse
et affecte le déroulement de la pièce. Défaillances, baisses subites de forme,
abandons sont en majorité dus à des troubles de l'appareil digestif. Avec les
furoncles, les crises de foie sont les ennemis majeurs d'hommes dont la vie
est, tout au moins, déréglée.
Naguère, des journaux publiaient les poids des concurrents
pris avant le départ, puis après l'arrivée. Cette coutume s'est perdue. Elle ne
manquait pas d'intérêt. On apprenait que des coureurs subissaient un
amaigrissement de 10, voire de 15 kilos. En moyenne, la perte oscillait entre 2
et 3 kilos. Chose extraordinaire, il arrivait que des phénomènes
engraissassent. Un certain Ernest Paul, de classe plutôt moyenne, prenait
régulièrement 6 ou 8 bonnes livres. Le Tour, pour lui, avait le même effet
qu'une villégiature paresseuse dans un hôtel à la table plantureuse. Ce cas est
exceptionnel. Mais il est permis d'affirmer qu'un homme bien préparé supporte
sans préjudice physique un et plusieurs Tours de France. Pour ne citer qu'un
nom, choisissons celui du populaire René Vietto, qui, lancé tout jeune dans la
grande aventure, conserve la flamme de ses débuts. Nous ne rappellerons pas son
âge. Benoît Faure, autre vétéran de la grande boucle, se vante d'avoir passé le
cap de la cinquantaine. Combien de ses cadets envieraient sa verdeur !
Oui, contrairement à ce qu'on pourrait présumer, les courses
par étapes éprouvent moins profondément un organisme qu'un Bordeaux-Paris. Il
est admis que les premiers de cette dernière compétition sont « marqués »
pour plusieurs mois au moins. Parmi eux, plusieurs n'ont jamais recouvré
l'intégralité de leurs moyens. Ils ont ébloui, puis disparu, tels des météores.
L'homme du Tour est mieux équilibré et mieux bâti pour durer.
Cette étude, inspirée par la faculté de récupération, achève
notre préface au Tour, version 1951. Le coup de pistolet du starter est donné.
Les épisodes se succèdent déjà sur une scène immense et merveilleuse dont la
nature offre les décors.
Jean BUZANÇAIS.
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