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Alpinisme

A la force du poignet

Au début de la saison alpine, chacun fait son examen de conscience. Je veux dire que, debout devant une glace, le futur grimpeur, en petite tenue, bombe le torse, efface le ventre, prend un air farouche et décidé et se trouve redoutable. Alors il déclare à qui veut l'entendre :

— Mon cher, cette année va être une année mémorable. Jamais je ne me suis trouvé aussi en forme. Je marche plus fort et plus longtemps que quand j'avais seize ans.

Je n'aurai pas l'impolitesse d'en douter.

Seulement, l'alpinisme moderne, n'a plus grand'chose de commun avec ces marches militaires qui amenaient nos pères au sommet du mont Blanc ou du mont Rose, solidement encadrés de guides tailleurs de marches. Il tire chaque année de plus en plus vers ce que le grand Guido Rey appelait : l'alpinisme de quadrumanes, où les bras ont, si j'ose employer cette expression imagée, leur mot à dire tout autant que les jambes.

En effet, si quelque savant de laboratoire pouvait installer ses instruments enregistreurs sur notre dos, il constaterait que, dans le cas de l'ascension d'une aiguille par un gaillard de 75 kilos, une portion appréciable des kilogrammètres développés l'ont été par les bras. Nos jambes ont hissé 50 kilos, nos poignets ont tiré le reste. Le tout pourrait se traduire en une magnifique formule de chevaux-vapeur — j'allais dire chevaux-sueur, — comme tout ce qui advient journellement dans le monde moderne.

C'est pourquoi je ne suis nullement de l'avis de ces alpinistes de la vieille école, qui, à Chamonix, devant l'école d'escalade, mesurent d'un œil méprisant les trente mètres de la plaque des Gaillands et s'en vont en haussant les épaules. De nos jours, si l'auto n'a pas encore tout à fait tué nos muscles moteurs, il faut bien constater qu'il n'y a plus qu'un minimum de nos contemporains capables de faire du trapèze ou de la barre fixe. Et lorsque ensuite on veut jouer au « premier de cordée », nous retrouvons notre athlète « qui marche bien » en train de suer sang et eau au pied d'une dalle, sautant, selon la forte expression d'un de mes amis, comme un petit crapaud au pied d'un clocher d'église !

Donc, les Parisiens à Fontainebleau, les Lyonnais à Torcieu, les membres de toutes les grandes sections qui ont créé des écoles d'escalade sont parfaitement dans le vrai en fréquentant ces « mâts de cocagne » pour lesquels certains n'ont pas assez de dédain. Et Marseille raisonne fort justement en envoyant ses grimpeurs s'entraîner dans les murs des calanques.

Pour ceux d'entre nous qui n'ont pas sous la main des centres organisés, ce n'est pourtant qu'un jeu de ne point laisser s'atrophier la force des bras. Le ski, l'aviron, la fréquentation régulière d'une salle de gymnastique ont des effets surprenants. En 1946, sortant de pas mal d'années de restrictions et de « nourritures immondes », comme dit la Bible, j'étais assez inquiet sur mes performances à venir. Ayant loué un chalet primitif — oh ! combien ! — pour tâcher de me remettre en forme, j'y trouvai une tonne de rondins de sapin et une grosse hache, et la conviction que, si je ne voulais pas vivre perpétuellement de saucisson et de jambon cru, il me faudrait chaque matin refendre tout le bois nécessaire à la cuisine. Au bout de huit jours, j'y avais prit goût et, une fois tout mon bois débité à la dimension voulue, je m'attaquai à faire aussi la provision d'hiver des chalets voisins. Et je n'ai jamais « marché » comme cet été-là.

Assurément, je ne marchais pas sur les mains, bien que cette relève doive être assez pratique lorsque l'on est fatigué. Mais la première fois que j'empoignai une prise de rocher pour hisser ma personne et mon sac — plus de 100 kilos sur la bascule —à la seule force des doigts, cela vint tout seul. Les rappels, le travail de la corde, la taille des marches, l'escalade pure, où les rétablissements ne sont pas rares, tout cela n'était qu'un jeu : les bras faisaient leur effort, et le corps suivait.

Depuis, si quelque néophyte me demandait par où il doit commencer pour devenir alpiniste, je crois que: je n'hésiterais pas à lui dire : « Attachez une corde à une grosse branche d'arbre, à 4 ou 5 mètres de haut, et hissez-vous une dizaine de fois par jour avec les bras seulement. »

Bien des accidents, au cours de ces dernières années, sont arrivés à des cordées dont un membre s'est « déroché ». Encore est-il bien difficile, dans les centres alpins, d'avoir un récit exact de ce qui s'est passé, bien des questions d'amour-propre local ou professionnel exigeant que les fautes ne soient le fait que des alpinistes sans guide et étrangers à la vallée. Comme le faisait remarquer Armand Charlet, à Chamonix, un accident arrivé à un amateur est une punition du ciel ; à un guide, c'est une injuste fatalité. Mais la moitié au moins des chutes graves dont j'ai eu connaissance n'étaient pas dues à un faux pas, à une rupture de prise, à l'écroulement d'un bloc de rocher, mais simplement à une défaillance musculaire des bras de la victime, qui avait « lâché ». Et c'est pour cela que, au seuil d'une nouvelle saison alpine, je me permets de dire à ceux qui vont partir : « Êtes-vous bien sûrs de vos bras ? Quelques tractions pour vérifier où vous en êtes ... et vous comprendrez. »

Robert LARAVIRE.

Le Chasseur Français N°653 Juillet 1951 Page 413