Il est courant, actuellement, d'entendre soutenir que
l'intérêt de l'agriculteur est de revenir à la culture extensive, qui a
l'avantage de réduire le travail, les frais généraux, les risques, avec, comme
conséquence, une augmentation de profit. La meilleure preuve de l'exactitude de
ce raisonnement, dit-on, est apportée par les bas prix de revient des denrées
des pays où cette méthode de culture est adoptée, Amérique par exemple.
On enseigne depuis longtemps, en économie, la « loi du
rendement non proportionnel », d'après laquelle, passé un certain stade,
le coût de l'augmentation de production est supérieur au profit à en espérer.
Pour augmenter la vitesse d'un bateau ou d'un train, il faut augmenter la
consommation de combustible dans des proportions telles qu'à un certain moment
les avantages résultant de la rotation plus rapide du matériel sont
contrebalancés et au delà par le prix du combustible supplémentaire. Tel bateau
capable de marcher à 20 nœuds, par exemple, aura avantage à ne pas en dépasser
15. De même, en agriculture, une terre capable de produite, à force de soins et
d'engrais, 40 quintaux de blé à l'hectare laissera plus de bénéfice net en n'en
donnant que 20 ou 25, ou peut-être moins.
L'agriculteur, étant un producteur et non un philanthrope,
doit rechercher le taux de rendement maximum et ne pas le dépasser, et puisque
la pénurie est cause de hausse des prix, mieux vaut vendre 15 quintaux à 10.000
francs que 30 quintaux à 3.000 francs. Mieux vaut encore renoncer à la culture,
qui entraîne de gros frais, et transformer les champs en herbages qui demandent
le minimum de main-d'oeuvre et laissent en fin de compte un bénéfice supérieur.
Il est certes, en France, des régions où la nature du sol,
sa qualité, son épaisseur ne permettent pas la culture intensive, et ce serait
une erreur de violenter la nature et, à force de frais, de travail et
d'engrais, d'essayer de faire donner à certains terrains plus qu'ils ne
peuvent. On a même pu le faire à un certain moment (ce qui n'a pas été sans
déboires) quand la pénurie obligeait à faire flèche de tout bois, mais,
maintenant que la situation est redevenue normale, on ne peut que revenir aux
méthodes extensives.
On ne saurait, cependant, étendre le raisonnement aux bonnes
terres, dont il importe de continuer à tirer le maximum de production en
rapport avec leur fertilité, en culture normale, soignée et raisonnée.
Réduire systématiquement la production, ce n'est pas réduire
automatiquement les frais généraux comme le fermage, l'entretien des bâtiments
et des machines, les impôts et les charges de toutes sortes. Ceux-ci, se
rapportant à une production moindre, constituent, au contraire, une charge
unitaire accrue, et, même si le profit au quintal, ou à la tonne, se trouvait
accru, le bénéfice global serait réduit.
Précisons. Admettons que, pour produire 30 quintaux de blé à
l'hectare, les frais s'élèvent à 60.000 francs, soit 2.000 francs au quintal.
Avec un prix de vente de 2.500 francs, il reste un bénéfice au quintal de 500 francs
et, à l'hectare, de 15.000 francs. Imaginons maintenant qu'en réduisant la
production à 15 quintaux les frais soient tombés à 45.000 francs ; le prix
du quintal reviendrait à 3.000 francs. Il n'y aurait plus de bénéfice, mais une
perte de 500 francs par quintal. Supposons que les frais généraux soient tombés
à 30.000 francs ; le prix du quintal produit ne serait plus que de 2.000
francs, comme tout à l'heure, mais le profit ne serait plus que de 500 x 15 =
7.500 francs par hectare. Pour retrouver le bénéfice de 15.000 francs, il
faudrait que le prix du quintal soit ramené à 1.000 francs et l'ensemble des
frais à l'hectare à 15.000 francs, soit donc une diminution de 75 p. 100.
Or, en matière agricole, comme en matière industrielle, la
réduction des frais va moins vite que la diminution de la production, et s'il
est un plafond dans l'augmentation, toute réduction de celle-ci se traduit par
une diminution du profit qui tend rapidement vers zéro.
Il peut n'être pas avantageux de chercher à produire
toujours davantage par unité de surface, lorsque cette augmentation de
productivité est liée à une augmentation des frais, mais il ne l'est
certainement pas de laisser fléchir la production (à moins, bien entendu, qu'on
ne soit allé au delà de la production normale).
On cherche également à justifier la limitation de la
production par le spectre de la surproduction agricole. Dans un monde où la
population croît en progression géométrique et où on se demande comment on
arrivera dans cinquante ans à nourrir tout le monde, une telle crainte apparaît
chimérique, même dans l'immédiat, où les exportations agricoles augmentent plus
vite que la production (ce qui explique la hausse du prix de la viande). En
tout cas, dans nos pays à forte densité de population, il y aurait un péril
mortel à compter sur l'étranger pour nous assurer l'essentiel de notre
nourriture. Une telle attitude amènerait infailliblement des mouvements sociaux
qui ne tendraient rien moins qu'à mettre en doute la légitimité des droits des
exploitants.
Un tel péril n'est guère à craindre dans un pays de vieille
paysannerie où on cherche à produire pour réaliser un gain, évidemment, mais où
on aime la production pour elle-même parce qu'elle est un triomphe de l'homme
sur la nature et sur les éléments. La production progresse à pas de géant
depuis trente ans, et cette marche ascendante ne s'arrêtera pas de sitôt.
R. GRANDMOTTET,
Ingénieur agricole.
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