En cours d'année, il est parfois utile de faire un tour
d'horizon afin de tirer quelques conclusions sur les tendances de la
construction automobile. Surtout que le dernier Salon automobile n'a pas été
très gâté par l'apparition de nouveaux modèles. Au contraire, c'est seulement
depuis le début de l'année que des productions nouvelles sont apparues sur le
marché. D'autre part, les délais et les conditions de livraison de véhicules
neufs sont en plein bouleversement. Pourtant l’année 1951, si rien de grave
n'arrive, verra les records de production battus, et de loin, puisqu'on
escompte voir livrer quelque 400.000 automobiles contre 260.000 voitures
particulières en 1950 et 187.000 en 1949. Seule la pénurie de quelques matières
« stratégiques » : tôles fines, métaux non ferreux, aluminium,
aciers spéciaux, reste un écueil sérieux. Il n'est d'ailleurs pas
infranchissable. Pour l'instant, l'augmentation des tarifs reste une chose,
hélas ! tangible. La dernière date de quelques semaines. Elle est
relativement peu sensible et, mon Dieu ! elle serait très supportable si
l'usager avait la certitude que c'est bien la dernière. Beaucoup plus graves
sont les impôts et super-impôts qui nous guettent : taxe sur les
carburants, taxe sur les cartes grises, taxe sur les véhicules neufs, taxe sur
les mutations. A quelle sauce serons-nous assaisonnés ? Pour l'instant, on
nous prépare les ingrédients. A la fin et au lendemain des hostilités, lorsque
le dirigisme était roi, et où il importait d'éviter le gaspillage de matières
premières et d'efforts, les pouvoirs publics avaient établi un plan de
production pour l'automobile. Le plan pouvait d'autant plus facilement se
contrôler qu'il existait encore, à l'époque, les fameux « bons matières ».
Chaque grande marque ne pouvait produire que des modèles d'une puissance bien
déterminée. La lutte semblait circonscrite entre eux. Mais, depuis, chacun
semble avoir repris sa liberté. Mieux ! la concurrence, qui pourrait
bientôt se préciser, fait que certains constructeurs commencent à prendre
position. Les derniers-nés s'apprêtent aux luttes de demain. Il y aura des
ripostes et des parades. Tant mieux ! Il y a si longtemps que l'usager n'a
guère droit à la parole.
C'est dans les deux litres de cylindrée que les hostilités
vont probablement débuter. La nouvelle venue, la Renault Frégate, apparue
quelques instants après l'extinction des lampions du dernier Salon de
l'automobile, va devenir une dangereuse rivale pour le règne incontesté jusqu'à
ce jour de cette fameuse 11 CV traction avant Citroën qui, telle une vieille et
grande coquette, ne semble guère disposée à mettre bas les armes. La Frégate se
présente avec une ligne moderne aux ailes intégrées. Elle est large et
spacieuse puisqu'on prévoit trois places sur chacune des deux banquettes. Son
habitabilité se rapproche de la Vedette Ford. Notons que, les dossiers des
sièges s'abattant, il est possible d'obtenir aisément des couchettes. On nous
annonce une vitesse de pointe de 130 kilomètres à l'heure, ce qui est bien ;
une consommation de 10 litres au 100 avec une vitesse moyenne d'utilisation de
80 kilomètres a l'heure, ce qui est mieux. Le moteur est à l'avant. La 4 CV n'a
donc pas fait école sur ce point. Quatre vitesses, la quatrième étant
surmultipliée. La transmission est à cardans et comporte un relais suspendu.
Les quatre roues sont indépendantes. La suspension est du type à ressorts
hélicoïdaux aidés d'amortisseurs télescopiques. Réservoir de 55 litres. Pneus
de 640 x 15. Le silence aurait fait l'objet de recherches et de soins très
poussés. Va-t-on assister à un combat naval Frégate contre Vedette ? Très
probablement. La 8 cylindres Vedette Ford est bien connue de nos lecteurs. Sa
cylindrée de 2l,158 contre 1l,997 pour la Frégate, avec des taux de compression
de 7 pour l'une et 6,8 pour l'autre, donne 68 CV effectifs contre 60. Le prix
viendra départager les concurrents. Ne parle-t-on pas de 600.000 francs pour la
nouvelle Renault contre plus de 710.000 pour la 12 Ford ? La lutte sera
chaude, surtout qu'à Poissy on ne restera pas les bras croisés. La Vedette 1951
se voit dotée d'une douzaine de nouveaux accessoires : climatisation à
turbine qui souffle de l'air chaud en hiver et de l'air froid en été ;
pare-chocs enveloppants, phare de recul, feux de position clignotants, coffre
éclairé, plafonnier commandé par les portes, etc. Et, pour 1952, ne nous dit-on
pas que la voiture qui succédera à la Vedette d'aujourd'hui sera plus nerveuse
dans les bas régimes, cependant que la pédale d'embrayage aura disparu ?
Mais voici déjà qu'à l'horizon une autre étoile se lève : la Simca 9 Aronde.
C'est une 1.220 centimètres cubes, c'est à dire de même cylindrée que la Simca
8. Cependant sa puissance réelle passe de 41 à 45 CV et sa vitesse de pointe
atteint le 120. Même moteur, en somme, mais plus poussé. Roues avant
indépendantes avec suspension à l'avant par ressorts hélicoïdaux. Le slogan
probable de cette nouveau-née portera sur son manque d'appétit. On annonce une
consommation de 7l,800 pour une vitesse moyenne de 80 kilomètres à l'heure. Sa
ligne, entièrement nouvelle, se rapproche de la Fiat 1.400, si répandue en
Italie. L'habitabilité est améliorée avec une caisse plus spacieuse. Adieu les
petits baquets de pieds ! La nouvelle Simca mordra assez peu sur la
clientèle de la 2 litres, quoique, avec le désir ou la nécessité de faire des
économies, il n'est pas impossible d'assister à un glissement de clientèle avec
des cylindrées plus réduites. Par contre, le choc se produira fatalement avec
la 203 Peugeot, chez laquelle on retrouve un peu les mêmes caractéristiques.
Mais, si l'on en juge par les délais de fabrication actuels, nous n'en sommes
qu'à la guerre froide. La chaude n'est pas encore pour demain.
Chez Citroën, pas de changement. On travaille toujours sur
quelques prototypes présentement aux essais. On semble vouloir rester fidèle à
la formule traction avant, à carburateur classique. On délaisserait le diesel,
par trop délicat et qui ne pourrait s'adresser, dans l'état actuel, qu'à des
initiés. La cadence de production est de l'ordre d'environ 250 véhicules pour
la 11 et la 15. L'objectif des 2 CV, qui reste, aux yeux de cette maison, comme
la voiture populaire par excellence, est les 1.000 par jour. Pour le moment, on
se contente de 55 par jour, pour atteindre bientôt 80, puis 150 et 200 pour le
Salon 1951. Les difficultés rencontrées dans la mise en route de l'outillage
commandent le développement des chaînes. Les délais de livraison des 11 et 15
ne sont pas fixés. On parle de deux à trois ans. Ne soyons donc pas pressés.
Pour la 2 CV, on inscrit seulement les candidats. On déterminera ultérieurement
les bénéficiaires d'une priorité. Chez Simca, on monte à 140 journellement. On
espère mieux au Salon prochain. Avec la 4 CV Renault, on jongle avec les séries :
standard, luxe, grand luxe, décapotable. Alors que cette dernière est livrée
rapidement, il faut attendre huit mois pour la grand luxe ; pour la luxe,
un an à un an et demi ; quant à la normale, nous sommes dans le domaine de
la fantaisie. Les 400 voitures qui sortent chaque jour des usines de
Billancourt sont donc absorbées sans faire ouf ! par un marché toujours
aussi vorace. Le mois prochain verra peut-être enfin la sortie en série de l'Hotchkiss-Grégoire
tant attendue ! On en parle depuis plusieurs années. Son prix sera de
l'ordre de 1.200.000 francs. Elle restera donc une voiture de luxe. Chez Salmson,
la nouvelle 12 CV E. 72, type randonnée, supplantera petit à petit la S 461
dont elle est une variante améliorée. Chez Panhard, qui rencontre un accueil
des plus flatteurs chez les usagers amateurs de bonne et belle mécanique
désirant un véhicule économique, on a atteint le rythme de 50 unités par jour.
On parle aussi d'une nouvelle 8 CV aux lignes révolutionnaires.
Pour terminer, quelques chiffres significatifs. Si l'on
prend comme unité l'ouvrier-année — soit 2.200 heures de travail en Europe et
1.600 seulement pour les États-Unis, — il faut, pour produire une voiture :
0,90 ouvrier-année en Allemagne, 0,73 en France et 0,15 aux États-Unis. Pour
bien apprécier ces chiffres, il faut remarquer qu'outre-Atlantique la voiture
considérée est plus importante et, souvent, plus perfectionnée que la nôtre et
qu'en Allemagne elle est mieux finie.
Comme quoi nous avons encore beaucoup à faire sur le chemin
de l'organisation du travail et de l'outillage. De grands efforts sont faits
pour combler un pareil retard et nul doute que nous n'enregistrions bientôt
d'excellents résultats en ce sens.
G. AVANDO,
Ingénieur E. T. P.
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