ES deux mots anglais sont tellement employés, depuis
plusieurs années, dans le jargon bilingue des sportifs qu'il serait superflu
d'en donner l'explication. Notons simplement, en passant, que l'expression franc
jeu, qui en est la traduction, serait tout aussi bien de mise en tête de
cette histoire. Mais il faut bien vivre avec son temps, ce temps où un bal est
un dancing, la marche du footing, et les pommes de terre frites
des chips ...
Nous ne sommes pas ici pour faire un cours de sémantique
comparée. Entrons donc dans le vif du sujet.
Villeneuve et La Bousière sont deux charmants villages
équidistants du chef-lieu de canton : 10 kilomètres à l'est pour le
premier, 10 kilomètres à l'ouest pour le second.
Villeneuve possède une société sportive dont les habitants
sont très fiers, les Marcheurs de Villeneuve (M. D. V.), au maillot
jaune et blanc, dont la vedette est un nommé Gustave, que tout le monde appelle
Tatave.
La Bousière se vante d'entretenir un Club pédestre
(C. P. L. B.), au maillot vert et blanc. L'as du C. P. L. B. est un nommé
Victor, que tout le monde appelle Totor.
Tatave et Totor, qui ont souvent l'occasion de se rencontrer
au cours des fêtes départementales, sont ce que l'on peut appeler des ennemis
intimes. Excellents camarades lorsqu'il ne s'agit que de faire une partie de
billard japonais ou de belote, ils deviennent, sur le terrain sportif, des
adversaires, loyaux mais insensibles. Leur devise commune est : « Dans
la course, il n'y a plus de copains. Il n'y a que des rivaux. »
Or, à l'occasion du 14 juillet, une grande fête était prévue
au chef-lieu de canton. Le programme des réjouissances comportait une course à
pied sur un parcours de 6 kilomètres. Aussi Tatave et Totor, vêtus à la légère
et chaussés de chevreau à semelle multicuspidée, s'entraînaient-ils avec
acharnement. Dès la pointe du jour, on pouvait les voir, sûr les routes et les
chemins jouxtes de leurs villages respectifs, les poings aux épaules,
manoeuvrant leurs coudes comme les bielles d'une locomotive, marchant à petits
pas secs et rapides qui faisaient ballotter leurs psoas iliaques sous le
short.
Le 13 juillet au soir, le président du M. D. V., de
Villeneuve, avait dit à Tatave :
— Il faut que nos couleurs triomphent demain à la course à
pied. Nous avons confiance en toi. Il faut surtout que tu surclasses Totor, du
C. P. L. B. Tu auras alors une récompense digne de ta valeur.
A la même heure, à 20 kilomètres de là, le président du C.
P. L. B., de La Bousière, tenait à Totor le petit discours suivant :
— Totor, demain tu vas porter nos couleurs à la course.
N'oublie pas que tu seras le représentant de notre club. Il faut que tu écrases
ton rival Tatave, du M. D. V., par ta supériorité incontestable. En ce cas, tu
seras dignement récompensé.
Ainsi dopés en toute innocuité, les deux champions se mirent
en route.
Le départ de la course à pied était pour quinze heures. Un
soleil implacable faisait flamber les routes. Malgré cela, il y eut huit
concurrents qui s'alignèrent. On leur distribua les dossards, que des jeunes
filles fixèrent à leurs épaules. Au coup de pistolet du starter, les jeunes
gens se mirent en marche. Tatave, du M. D. V., avait le n° 3 ; Totor, du
C. P. L. B., avait le n° 5.
Dès le premier kilomètre, le n° 1 se foula le pied droit sur
un caillou et abandonna avec une grimace de souffrance. Au deuxième kilomètre,
le n° 8, qui avait imprudemment accepté un verre de limonade glacée, fut pris
de douleurs d'estomac et s'endormit sous un arbre. Au troisième kilomètre, le
n° 2 fut pris, d'un saignement de nez et préféra le repos sous une tonnelle au
déhanchement sportif sur une route torride. Au quatrième kilomètre, le n° 4 se
prit de querelle avec le n° 7. Les deux coureurs se livrèrent à un pugilat en
règle, qui n'était pas prévu sur le programme ; l'un, une oreille fendue,
l'autre, un œil poché, ils se réconcilièrent à une table d'auberge devant une
bouteille de muscat en envoyant à tous les diables la course et les coureurs.
Quant au n° 6, il rencontra, au cinquième kilomètre, un groupe de jeunes filles
parmi lesquelles il reconnut une charmante enfant qui lui tenait grandement au
cœur. Alors ... vous comprenez ? ... entre le cœur et une
problématique victoire il n'hésita pas et plaqua la course. Tatave, n° 3, et Totor,
n° 5, restaient donc seuls. Tatave arriva premier et Totor, naturellement,
second, à trois minutes.
Après avoir pris une heure de repos bien gagné, étendus dans
l'herbe épaisse d'un boqueteau, les deux amis se serrèrent cordialement la main
et se dirigèrent chacun vers son village. Avant de se séparer, Tatave avait dit
à Totor :
— Alors, mon vieux, on va raconter la course à nos clubs. On
sera franc. La vérité, pas de mensonges. Fair play ! D'accord ?
— D'accord, vieux. Rien que la vérité et fair play !
avait répondu Totor.
Là-dessus, ils se séparèrent. Dès le soir, le président du
M. D. V. demanda à Tatave :
— Alors, petit gars, quoi de nouveau ? A quoi Tatave
répondit :
— Je suis arrivé le premier !
— Bravo ! Et Totor ?
—— Oh ! Totor ... fit Tatave avec une moue
dédaigneuse, il est arrivé le dernier ...
A La Bousière, les choses se passèrent de façon identique.
Le président du C. P, L. B. interrogea Totor :
— Eh bien ! Totor, raconte-moi la course. Totor
répondit simplement :
— Je suis arrivé second.
— Mais c'est très bien, cela. Et Tatave ?
Totor marqua un moment d'hésitation. Allait-il avouer le
triomphe de son rival, et par cela se déprécier, ou bien cacher la vérité ?
Un mensonge répugnait à son âme de vrai sportif. Alors il eut une inspiration :
— Totor ? fit-il calmement. Le pauvre ! ...
Il est arrivé avant-dernier ...
Roger DARBOIS.
|