Accueil  > Années 1951  > N°653 Juillet 1951  > Page 448 Tous droits réservés

Un peu de gaieté

Fair play

ES deux mots anglais sont tellement employés, depuis plusieurs années, dans le jargon bilingue des sportifs qu'il serait superflu d'en donner l'explication. Notons simplement, en passant, que l'expression franc jeu, qui en est la traduction, serait tout aussi bien de mise en tête de cette histoire. Mais il faut bien vivre avec son temps, ce temps où un bal est un dancing, la marche du footing, et les pommes de terre frites des chips ...

Nous ne sommes pas ici pour faire un cours de sémantique comparée. Entrons donc dans le vif du sujet.

Villeneuve et La Bousière sont deux charmants villages équidistants du chef-lieu de canton : 10 kilomètres à l'est pour le premier, 10 kilomètres à l'ouest pour le second.

Villeneuve possède une société sportive dont les habitants sont très fiers, les Marcheurs de Villeneuve (M. D. V.), au maillot jaune et blanc, dont la vedette est un nommé Gustave, que tout le monde appelle Tatave.

La Bousière se vante d'entretenir un Club pédestre (C. P. L. B.), au maillot vert et blanc. L'as du C. P. L. B. est un nommé Victor, que tout le monde appelle Totor.

Tatave et Totor, qui ont souvent l'occasion de se rencontrer au cours des fêtes départementales, sont ce que l'on peut appeler des ennemis intimes. Excellents camarades lorsqu'il ne s'agit que de faire une partie de billard japonais ou de belote, ils deviennent, sur le terrain sportif, des adversaires, loyaux mais insensibles. Leur devise commune est : « Dans la course, il n'y a plus de copains. Il n'y a que des rivaux. »

Or, à l'occasion du 14 juillet, une grande fête était prévue au chef-lieu de canton. Le programme des réjouissances comportait une course à pied sur un parcours de 6 kilomètres. Aussi Tatave et Totor, vêtus à la légère et chaussés de chevreau à semelle multicuspidée, s'entraînaient-ils avec acharnement. Dès la pointe du jour, on pouvait les voir, sûr les routes et les chemins jouxtes de leurs villages respectifs, les poings aux épaules, manoeuvrant leurs coudes comme les bielles d'une locomotive, marchant à petits pas secs et rapides qui faisaient ballotter leurs psoas iliaques sous le short.

Le 13 juillet au soir, le président du M. D. V., de Villeneuve, avait dit à Tatave :

— Il faut que nos couleurs triomphent demain à la course à pied. Nous avons confiance en toi. Il faut surtout que tu surclasses Totor, du C. P. L. B. Tu auras alors une récompense digne de ta valeur.

A la même heure, à 20 kilomètres de là, le président du C. P. L. B., de La Bousière, tenait à Totor le petit discours suivant :

— Totor, demain tu vas porter nos couleurs à la course. N'oublie pas que tu seras le représentant de notre club. Il faut que tu écrases ton rival Tatave, du M. D. V., par ta supériorité incontestable. En ce cas, tu seras dignement récompensé.

Ainsi dopés en toute innocuité, les deux champions se mirent en route.

Le départ de la course à pied était pour quinze heures. Un soleil implacable faisait flamber les routes. Malgré cela, il y eut huit concurrents qui s'alignèrent. On leur distribua les dossards, que des jeunes filles fixèrent à leurs épaules. Au coup de pistolet du starter, les jeunes gens se mirent en marche. Tatave, du M. D. V., avait le n° 3 ; Totor, du C. P. L. B., avait le n° 5.

Dès le premier kilomètre, le n° 1 se foula le pied droit sur un caillou et abandonna avec une grimace de souffrance. Au deuxième kilomètre, le n° 8, qui avait imprudemment accepté un verre de limonade glacée, fut pris de douleurs d'estomac et s'endormit sous un arbre. Au troisième kilomètre, le n° 2 fut pris, d'un saignement de nez et préféra le repos sous une tonnelle au déhanchement sportif sur une route torride. Au quatrième kilomètre, le n° 4 se prit de querelle avec le n° 7. Les deux coureurs se livrèrent à un pugilat en règle, qui n'était pas prévu sur le programme ; l'un, une oreille fendue, l'autre, un œil poché, ils se réconcilièrent à une table d'auberge devant une bouteille de muscat en envoyant à tous les diables la course et les coureurs. Quant au n° 6, il rencontra, au cinquième kilomètre, un groupe de jeunes filles parmi lesquelles il reconnut une charmante enfant qui lui tenait grandement au cœur. Alors ... vous comprenez ? ... entre le cœur et une problématique victoire il n'hésita pas et plaqua la course. Tatave, n° 3, et Totor, n° 5, restaient donc seuls. Tatave arriva premier et Totor, naturellement, second, à trois minutes.

Après avoir pris une heure de repos bien gagné, étendus dans l'herbe épaisse d'un boqueteau, les deux amis se serrèrent cordialement la main et se dirigèrent chacun vers son village. Avant de se séparer, Tatave avait dit à Totor :

— Alors, mon vieux, on va raconter la course à nos clubs. On sera franc. La vérité, pas de mensonges. Fair play ! D'accord ?

— D'accord, vieux. Rien que la vérité et fair play ! avait répondu Totor.

Là-dessus, ils se séparèrent. Dès le soir, le président du M. D. V. demanda à Tatave :

— Alors, petit gars, quoi de nouveau ? A quoi Tatave répondit :

— Je suis arrivé le premier !

— Bravo ! Et Totor ?

—— Oh ! Totor ... fit Tatave avec une moue dédaigneuse, il est arrivé le dernier ...

A La Bousière, les choses se passèrent de façon identique. Le président du C. P, L. B. interrogea Totor :

— Eh bien ! Totor, raconte-moi la course. Totor répondit simplement :

— Je suis arrivé second.

— Mais c'est très bien, cela. Et Tatave ?

Totor marqua un moment d'hésitation. Allait-il avouer le triomphe de son rival, et par cela se déprécier, ou bien cacher la vérité ? Un mensonge répugnait à son âme de vrai sportif. Alors il eut une inspiration :

— Totor ? fit-il calmement. Le pauvre ! ... Il est arrivé avant-dernier ...

Roger DARBOIS.

Le Chasseur Français N°653 Juillet 1951 Page 448