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Le dernier saut

Incontestablement, il y avait des « pieds », ce matin-là, dans le grand couloir des Vernières, lit de torrent à sec, ou plutôt lit de cascade, où gronde au printemps la décharge des neiges fondantes de tout un cirque rocheux et qui n'est plus, à partir de juillet, qu'un sillon vertical au flanc de la montagne, sec et brûlant comme un Sahara. En bas, le torrent dansait et tournait en rond, blanc d'écume, entre les grands blocs de pierre, avec de grands gouffres sombres où j'ai tiré pas mal de truites du fond de l'eau noire. Quelques sapins, mais rares, et, tout le long de la pente, des gorges, perpétuellement à l'ombre, dans le brouillard d'eau des chutes, des plaques de terre noire et de mousses vertes collées aux grandes dalles rocheuses, le plus traître des pièges pour le malheureux qui s'y risquerait. Plus haut, la paroi de pierre où s'accrochent des vernes et des sapinettes rabougries, parmi les grands murs brûlés de soleil qui montent jusqu'aux Aiguilles, à 3.000 et plus. Là, dans quelques failles, sur des vires regardant le nord, où la chaleur ne pénètre pas, les grands boucs ont l'habitude de se retirer au matin, pour passer la journée, couchés, à l'abri des hommes. Aussi n'aurais-je point prêté attention aux traces qui montaient le couloir, si, en y regardant de plus près, je n'avais vu sur une pierre des traces de sang frais. Un chamois blessé. Pourtant, depuis trois jours, aucun de nous n'avait tiré dans ce secteur-là. Je ne me souvenais même point avoir entendu de coup de feu dans cette direction, même à toute distance. Le chamois avait dû venir de très loin, peut-être d'un autre massif, et cependant le sang, abondant, car je voyais maintenant d'autres gouttes, plus haut, dans les pierres, prouvait qu'il avait dû gagner au plus vite une retraite jugée sûre. Or il ne faut jamais, si l'on peut faire autrement, laisser un chamois blessé mourir à l'écart, après des journées de souffrances. D'abord, c'est horrible de penser à cette bête qui agonise, le plus souvent le ventre traversé par une balle maladroite, et, bien que je ne tombe point dans une sentimentalité excessive pour un bouc foudroyé net, il m'est désagréable de songer aux lièvres qui se traînent, aux chevreuils boiteux, à toutes les bêtes à demi tuées, que personne n'achève et qui tardent tant à mourir. Tout en gardant, comme tout homme logique, toute ma pitié pour les petits agneaux si jolis, si mignons, et les petits cochons rosés que l'on flatte et que l'on câline, quitte à les engraisser sournoisement pour les égorger et en faire des côtelettes et du jambon. C'est plus canaille que la chasse.

Mais il est un autre motif qui rend le chamois blessé indésirable : si celui-ci s'en va crever derrière un tronc de pin, sur l'une des minuscules terrasses des pentes des Vernières, dans quelques jours la puanteur et le vol tournant des corneilles auront chassé d'ici tous les chamois, jusqu'au printemps prochain, et ces murailles d'impossible accès qui sont un peu, par la force des choses, notre réserve de chasse seront dépeuplées peut-être pour plusieurs années.

Il fallait donc découvrir, rejoindre et abattre la bête. Comme il n'était que six heures, c'était bien le diable si je n'arrivais à rien, avec tout un grand jour devant moi. Normalement, il eût fallu laisser là les pistes, remonter le long du torrent une petite sente, à demi obstruée par les broussailles, pendant deux heures environ, puis, par un sentier en lacets du même genre, revenir jusqu'à mi flanc des Aiguilles, gagner le sommet du couloir et tâcher de découvrir ma bête à la jumelle. C'était là le seul parti à prendre, le seul logique, le seul qui pût m'assurer du succès : c'est pourquoi, tout naturellement, j'ai pris le parti opposé, suivre le pied à la trace et m'élever le long du couloir, en suivant le passage du blessé. Ce qui est assurément ridicule : à opérer ainsi, on est certain d'être vu et de faire décamper le gibier. Mais avec une bête blessée, qui hésitera jusqu'au dernier moment à détaler, cela peut se soutenir.

Que faire de mon piolet ? En partant, ce matin, je n'ai pas pris de sac ; sans cela je l'y logerais, la pointe en haut, pour avoir au moins une main libre. Naturellement, au lieu de ma carabine 30 W. C. F., légère et courte, j'ai ma grande 405 à canon long. Un moment, pour mettre mon gros outil en bandoulière, après l'avoir mentalement envoyé à tous les diables. La bretelle me serre un peu le torse, mais ne glissera pas, comme si je l'avais simplement passée à l'épaule. Dans la main gauche, le piolet, en attendant que j'aie à m'en servir, l'étui à jumelles attaché court, pour ne pas ballotter. Tout est prêt : montons.

Le début du couloir est acceptable, c'est-à-dire que en m’accrochant de la main droite et en m'aidant des genoux, j'arrive assez bien à poser le bout de mes soutiers sur des prises suffisantes. Au bout d'une vingtaine de mètres, je souffle un peu, sur une plaque de terre. Là, les sabots ont nettement marqué, le sang aussi, qui doit être d’hier. Sur près de quatre cents mètres au-dessus de moi, le couloir partage la face de la montagne, nu, de pierre lisse, noirci ça et là de suintements d'eau. A droite ou à gauche, des fissures, des éperons, des aspérités permettent de tourner les dalles impraticables des cascades taries. L'ascension est tellement absorbante que j'en ai presque oublié le chamois ; toutefois, les traces sanglantes qui persistent me confirment qu'il est toujours au dessus de moi.

Au bout d'une heure, les mains écorchées, les habits déchirés, je suis quelque peu rendu. Je suis parvenu à mi-hauteur, près d'un mélèze nain et contourné que je regardais avec envie depuis le bas. Là, le chamois a dû faire sa nuit, le peu d'herbe qui a trouvé la place de pousser à côté des racines de l'arbre est couché et souillé de sang. Une grande plaque de sang déjà sombre, avec quelques bulles qui me laissent croire que le bouc a été touché aux poumons. Car c'est un bouc, et même de belle taille, cela se voit bien a ses sabots aux larges soles, aux pinces écartées, une belle bête qu'il serait navrant de laisser aux corbeaux. Sans doute a-t-il été tiré, comme tant d'Autres, avec une balle pleine de trop petit calibre. Un coup de jumelle, à tout hasard ...

Avant de me mettre les jumelles aux yeux, je dégrossis d'abord la paroi à l'œil nu. Le couloir continue, de plus en plus vertical, praticable cependant pour un bouc ;quant à moi, il me faudra, dans la seconde moitié au moins, prendre quelque peu à droite. Il y a une vire, à vingt mètres au-dessus de moi, qui se prolonge loin sur la face du rocher, et par laquelle la bête astucieuse pourrait faire une traversée, pour monter ailleurs ou redescendre. Souvent ils descendent lorsqu'ils sont bien touchés. Un autre balcon, à peine plus haut, et un dernier qui se détache sur le ciel, bordé d'herbes folles ... Est-ce que ? ... Un coup de jumelle, et c'est une certitude : c'est bien la tête du chamois, noire sur le bleu de là-haut, qui me regarde sans bouger. Pas un instant l'idée ne me vient que ce peut être une autre bête non blessée. C'est mon bouc et ce ne peut être que lui.

Que faire ? Tant qu'il me verra, il ne bougera pas, mais si je cherche à m'élever et si je disparais dans la fissure du couloir, il va s'inquiéter et repartir. Qui sait si, tandis que je lutterai pour m'élever, il ne sera pas déjà en haut du couloir ? Je n'ai vu que sa tête et ne puis dire quelle est sa blessure. La vieille ruse : draper ma veste sur mon piolet, en manière de mannequin, et approcher doucement, pendant qu'il continue à regarder, c'est bon dans les livres. D'ailleurs, la tête aux cornes courbes vient de disparaître, et j'entends rouler quelques pierres. Vivement je plante mon piolet en terre, me débarrasse de mes jumelles et de leur étui, et me voici montant avec la carabine seule.

Les pierres continuent à rouler. Je le vois, à cent mètres à peine, me regardant. Il fait quelques pas sans boiter — donc il n'a aucune patte cassée, il a bien été touché en plein corps et c'est l'épuisement seul qui l'a arrêté. Mais, en même temps, je fais une fâcheuse découverte. Le couloir bifurque, à quelque distance au-dessus de lui et il s'engage dans la branche de gauche, qui m'a l'air praticable ; je le perdrai définitivement de vue. Il sera sur le plateau bien avant que je n'y arrive et de là ira se réfugier, je ne sais ou, dans les contreforts des Aiguilles. Je n'ai qu'à rester là, tapi au milieu du couloir, à guetter ce qu'il va faire.

C'est bien ce que je craignais. Lentement, la tête basse, il s'est mis en marche. Il va traverser, dix pas encore et je ne le verrai plus. Ah ! non, tout de même ! Le lourd Winchester m'a sauté à l'épaule comme une plume, d'un coup de levier j'ai armé et fait monter une cartouche dans le canon. A moitié assis sur la pente, m'accrochant des coudes, le Soulier droit pointé sur une saillie, je mets en joue ... Il est là qui passe, au petit pas, tout au-dessus de moi. Au coup de feu, il manque des quatre pieds et la tête s'abat. Tué net ! Sa lourde forme brune roule doucement, entraînant la pierraille. Il glisse sur une dalle, en plein travers, puis le corps accélère, fait un bond, un second long de dix mètres, et je le vois tomber sur moi et grandir, grandir ... j'ai rentré la tête, serrant le rocher à en blanchir mes doigts. Avec un coup sourd, le bouc mort frappe la roche à me toucher, me couvrant de sang la tête et les épaules, puis rebondit au-dessus de moi. Loin en bas, par deux fois, ces mêmes coups sourds, puis le silence:

J'essaie de lâcher le rocher, de prendre ma carabine coincée entre la paroi et moi : impossible. Les minutes passent, lentes, au battement de mes tempes. Enfin la peur se dissipe, je bouge un pied, puis l'autre, et je regarde en bas. Au fond de l'à-pic de vertige, la bête morte tourne dans un remous du courant, au milieu de l'écume blanche, puis disparaît au fil de l'eau, vers le bas des gorges. Il me faudra une demi-heure pour reprendre assez d'assurance pour, laissant là mon arme, descendre chercher mes jumelles et mon piolet. Quant au chamois, il est bien où il est, qu'il soit en travers de quelque roche au milieu du courant, ou qu'il continue sa descente au gré du torrent et des cascades, et ce n'est point moi qui irai le chercher. Sans la plaque de pierre éclaboussée de sang, tout à l'heure, à côté de ma figure, sans les marques rouges qui me couvrent de la tête aux, pieds, je croirais que j'ai rêvé. Machinalement, je fais sauter de la culasse la douille tirée, puis je la ramasse.

Je la mettrai sur mon bureau, avec les stylos et les crayons, en souvenir d'une des plus belles peurs de ma vie.

Pierre MÉLON.

Le Chasseur Français N°654 Août 1951 Page 451