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Vaines alarmes

C'était il y a cinq ans. Le grand hiver avait à peine fui, avec son cortège de frimas et de glaces, qu'une nouvelle offensive se révélait en cette maussade journée de février où le vent du nord-est chantait sa complainte lugubre dans les cimes des futaies. Le froid était vif et les derniers rayons d'un soleil couchant s'évertuaient à noyer d'or les vestiges de la masse nuageuse qui, balayée vers le sud, se déchirait ça et là découvrant le bleu pâle d'un ciel de froidure.

Tout vrai chasseur se souvient combien à cette époque la munition était rare, voire introuvable. Que de vilains mots n'ai-je pas entendus après la cartouche sans résultat, l'amorce sans percussion ! Il y en avait même pour leurs fabricants ! Aussi, ne pouvait-on jamais être sûr de tirer. Cependant, malgré cette infortune, quelques coups de feu résonnaient à longueur de journée, dans nos bois, sur les palombes, ce bel oiseau de cendre. L'hiver avait été précoce et la chaîne enneigée de nos Pyrénées enveloppées de brume s'était opposée au passage des derniers vols, à la grande satisfaction des nemrods de la région. Parfois, un de ces vols impressionnants déplacé par une détonation venait dans nos Peyrouses faire ployer les branchages dépouillés des chênes séculaires et chercher subsistance sous une feuillée bien pourvue de glands.

Ce jour-là, seul et sans chien, je regagnais mon logis, promenant en mon carnier une bien maigre bécasse que j'avais poursuivie en bordures de prairies. Elle me coûtait, avec maintes angoisses, deux amorces ratées, et ... une cartouche qui avait bien voulu partir. Le soir tombait, quand, d'un coup de feu lointain tiré dans l'immense forêt du Marmajou; surgît en direction des Peyrouses un vol de plusieurs milliers de cette gent cendrée qui se pose en entier sur la chêneraie bordant les rives de l'Estévous, le cours d'eau familier de mes chasses.

Il y a bien deux kilomètres. La distance ne m'effraie pas, mais seulement l'heure tardive à laquelle je vais rentrer si je réussis l'approche. C'est une obsédante tentation ... tant pis, j'y vais !

L'arme en main, à toute allure, je file vers ces lieux où s'entasse un gibier, qui, dans un instant, me sera facile. Enfin, me voici au terme de ma course.

Me démasquant d'un couvert, je risque un coup d'œil. Cette masse de pigeons, qui peuplait tout à l'heure la haute futaie des rives, s'est fort désagrégée. Un par un, les retardataires glissent en plongeant dans les saulines où s'agglutine le plus gros de la bande dans un bruyant et délicieux concert de claquement d'ailes. Ce point principal est sur la berge opposée. Heureusement une passerelle de fortune va me favoriser. La nuit tombe, pas une minute à perdre. Par un grand détour, avec d'infinies précautions j'arrive aux premiers taillis d'où me partent, ça et là, les éléments avancés de cette imposante cohorte. L'alerte est donnée malgré ma prudence. Il me faut redoubler de précautions, car le sol craque de gelée et chaque pas sur l'épais tapis de feuilles mortes provoque le fracas de nouveaux départs. J'aurais voulu laisser là, en toute quiétude, ces fuyards isolés que j'aperçois parfois couplés, pour tenter d'atteindre le gros de la troupe entassé dans un bouquet de saules soixante mètres plus loin.

Mais il me faut finalement abandonner cet espoir, l'approche devient impossible. La nuit s'appesantit, c'est à peine si je distingue quelques silhouettes d'oiseaux dans la pénombre dont deux côte à côte. Je ne serai pas le héron de la fable ! J'envoie un coup de six au centre et les deux pièces tombent foudroyées, tandis qu'un grand vacarme d'ailes vide la bordure de la plupart de ses hôtes.

J'avance encore prudemment. D'autres départs me tiennent en alerte. Puis, au milieu d'un groupe d'isolées, voici un autre couple, et mon succès se renouvelle. Je compte quatre palombes, mais n'ai encore rien ramassé.

Soudain, un sifflement aigu d'ailes me dresse. Quoi ? ... des canards ? ... Mais oui ! trois ombres absorbées aussitôt par la nuit viennent de passer sur l'écran lumineux du soleil couchant. Je mets deux bonnes cartouches. Reviendront-ils ? Si seulement je pouvais y voir ? Le fi, fi, fi, de leurs ailes me les annonce à nouveau au-dessus de ma tête, mais la nuit est impénétrable. Tout à coup devant moi, leurs silhouettes estompées ont glissé à travers la saulaie pour s'abattre un peu plus loin au pied de la berge. Que faire ? Impossible de les distinguer ailleurs que dans cette partie encore lumineuse du ciel. Me trouvant sur la rive Est, j'ai cette seule chance.

Une cane col-vert bavarde de son mieux, puis s'exclame en un puissant appel, tandis que son époux semble l'exhorter à plus de pondération par son « keak ! keah ! » cadencé Cela m'aide providentiellement à les situer. Mes nerfs sont tendus à l'extrême. La gelée qui crisse, une brindille qui craque me semblent détonations dans ce silence absolu de la nuit. Subitement, un fatras d'ailes m'annonce leur envol. La pénombre les absorbe tout d'abord, et quelques secondes s'écoulent avant que je ne distingue le chef de file qui revient loin sur ma gauche, suivi de ses deux congénères. Il a l'honneur de ma première cartouche qui rate ! ... A ce moment, les deux autres se croisent en vol. Mon deuxième coup part enfin cette fois, et mes deux canards tombent net. Ma satisfaction est atténuée par cette amorce « guignarde » et je peste ... tout en bondissant au premier gué dont l'eau glacée m'arrive aux genoux. La passerelle est trop loin pour me permettre de m'emparer promptement de mes victimes. Vingt bonnes minutes de recherches fébriles dans cette friche touffue de joncs par une épaisse obscurité passent, déconcertantes. Mon impatience, puis mon désappointement sont grands et, comme j'abandonnais mes recherches, soudain mon pied heurte une masse molle ; voici mon canard et sa compagne, côte à côte, unis encore dans la mort. Grand saint Hubert, merci !

Maintenant, il me faut retraverser le gué pour m'emparer des palombes de tout à l'heure. Heureusement la lune se démasque à l'orient et me permet, non sans mal, de retrouver enfin l'intégralité de mon butin. Je me dirige vers la passerelle très glissante de gel et la franchis sans aventure.

Il est bien tard, le carnier est lourd, je voudrais bondir, courir à toute allure, tellement ma hâte de rentrer est fébrile. Soudain, un vacarme d'ailes apeurées claque dans une touffe de saulines. Des palombes filent ça et là dont je n'entends que le sillage. Enfin, sur l'écran blafard de la lune, je distingue nettement plusieurs sujets branchés dans la ramure, dont un groupe de trois. L'occasion est tentante : un coup de feu et les trois victimes tombent mollement dans le lit de la rivière assez rapide en cet endroit. En hâte, dans l'eau jusqu'aux genoux, m'aidant des canons de mon fusil, je repêche deux sujets. Le troisième m'échappe sous un roncier. Manque de visibilité, il me faut l'abandonner à regret.

Maintenant, j'ai réellement honte d'être aussi noctambule et mon impatience est encore accrue. A grandes enjambées, à travers marécages glacés, prés et bordures, je me dirige droit au logis.

Depuis bien longtemps déjà, ma bonne mère doit être inquiète et je m'attends à la verte réprimande que je mérite. Après une demi-heure de cette marche d'enfer, me voici à quelques centaines de mètres de ma demeure.

Un cri lointain, un appel déchire le calme de la nuit. C'est elle qui, lassée d'une longue attente, à bout de patience, vient à ma recherche. Je réponds de toutes mes forces. Enfin, j'ai été entendu !

Ah ! mes amis, quelle réception ! J'eus beau invoquer mes ennuis, mes succès, mon infortune, je fus classé ... eh oui ! ... « triste garçon », tandis qu'une porte claquait, me laissant seul devant un âtre en somnolence.

Quelques instants après, adossé à un bon feu, les pieds dans un bain chaud cette fois, je goûtais dans le calme la satisfaction du chasseur oublieux de ses efforts. Et, tandis que les derniers sursauts d'un brasier ravivé miroitaient sur le plumage de mes neuf victimes accrochées en gerbe au plafond, je consolais un peu ma peine, en songeant que la plus belle victoire a parfois sa tache sombre.

H. DEBATS.

Le Chasseur Français N°654 Août 1951 Page 455