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La lecture de Corbouille

Ce n'est pas sans une pensée émue à sa mémoire que nous publions ce dernier récit qu'Albert Ganeval nous avait adressé peu de temps avant sa disparition. Nos lecteurs y retrouveront toute la verve malicieuse de ce conteur et écrivain qui, pour nous, demeurera irremplaçable.

L'on ne devrait jamais laisser traîner les arrêtés préfectoraux ; la lecture en est dangereuse et c'est de là que vint le malheur de Corbouille.

Corbouille était un bien digne homme, que tout Villars estimait à sa juste valeur, et point fainéant. S'il lui fallait un bout de planche pour réparer ses toits à lapins, il se serait levé à toute heure de la nuit pour aller l'emprunter au tas d'un voisin. Comme il disait : « Pourrait bé tomba d'l'aigue demain, ça lui vaudrait point rien d'se mouilla, alle pourrait gauchir. » Quelque outil aussi, ou quelque bricole à l'occasion, s'il le trouvait serviable, il le garait précautionneusement : « Les choses, ç'o point fait pour les laisser traîna. » Lorsque l'été torride ne laissait plus suinter aux courants de la Jartempe qu'un filet paresseux, il savait les gouffres cristallins où les grosses truites viennent chercher la fraîcheur des cavernes et d'où quelques pierres de chaux les feront remonter à la surface bouillonnante pour y quérir en vain une dernière goulée d'air (tac ! un coup d'épuisette, il en cueillait vite son plein sac). Et, devant la sinistre procession des alevins flottant au fil de l'eau, le ventre en l'air, il s'en lavait les mains : « C'est point mé qu'ils ont nomma garde-pêche, quand même ! » Il connaissait toutes les haies, et leurs passages étroits où tendre un laiton ; c'était vite fait, il avait le tour de main, il vous arrondissait ça en moins de deux, que même en mettant ses lunettes un lièvre n'y aurait rien vu, et si le lendemain l'oreillard s'y trouvait cravaté : « Ah ! la pauv'bête, c'est l'bon Dieu qu'a point voulu qu'alle vive. » Et sitôt le mussait sous sa chemise pour l'aller porter subrepticement au patron de la Poêle dorée, où les voyageurs de commerce, qui sont fines gueules et point regardants à la dépense, viennent volontiers se régaler. Avec tout ça, il eût rapporté gros de sous à maison s'il n'y avait eu ensuite tant de caboulots dans les vieilles rues tortueuses de Macarillon.

Volontiers Corbouille sût aussi travaillé là terre, mais elle est basse et il avait une côte en long. Alors il laissait ce soin à la Corbouille. C'est elle qui soignait le potager, cherchait l'herbe pour les lapins, faisait valoir leur bout de pré de la Chineaude et menait ses deux chèvres brouter aux buissons des chemins, et surtout chez les voisins s'ils avaient le dos tourné. Elle aussi qui encaissait les coups de trique sus l'râble les soirs où Corbouille rentrait saoul.

Or il advint que la secrétaire de mairie eut besoin de deux fromages de bique, bien frais, et qu'elle les commanda à la Corbouille — qui les faisait bons — et que, pour lui rendre ses deux formes et son linge, elle les plia dans une vieille affiche, justement l'arrêté permanent sur la chasse de M. le préfet d'Indre-et-Vienne.

Corbouille n'était pas de ces cancres qui méprisent l'instruction, il cultivait la sienne. Chaque matin, après avoir frotté dans la salière une paire de gousses d'ail qu'il croquait à même et s'être débarbouillé les dents d'une goutte de raide, il s'accordait cinq minutes de recueillement dans le petit pavillon de planches au fond du jardin. C'était là sa bibliothèque. Or, ce matin, le bout de papier qui lui tomba sous la main se trouvait être l'article 16 de l'arrêté. « Les nids des oiseaux nuisibles pourront être détruits au fusil. Le propriétaire qui voudra procéder à cette destruction sera tenu de faire à la mairie une déclaration préalable en double exemplaire, qui sera visée et datée par le maire. En ce qui concerne spécialement les nids de corbeaux, leur destruction est obligatoire dans les conditions ci-après, prévues par la loi du 23 juillet 1907. Tous propriétaires des terres où sont les arbres portant des nids sont tenus de les détruire sur tous arbres isolés et dans les bois jusqu'à 30 mètres de la lisière. Pour cette destruction des nids, ils sont autorisés, du 1er avril au 31 mai, à se servir du fusil, mais à la condition expresse de faire au préalable leur déclaration à la mairie de la commune. » La feuille s'arrêtait là ; le reste, déchiré, manquait.

Corbouille réfléchit longuement et conclut : « Ceux-là qui font les lois, j'les payons assez cher pour qu'une fois ils serviont à queuque chose. J'm'en vas tout à l'heure faire ma déclaration en mairerie. »

Lorsqu'il en sortit, il avait son papier plié en quatre dans sa poche. Il jubilait. Ça, au moins, c'était bien. Quand c'est qu'il irait rappeler les coqs de rouge ou guetter au branché les faisans du marquis, il s'rait en règle. Dommage qu'il l'aye point su plus tôt, au moment des gris. L'avait une fière chanterelle, alle vous f'sait rappliquer toute la compagnie, l'aurait raclée d'un seul coup. L'en aurait fait encore plus que l'gâs d'à chez l'caporaux qu'en avait pris soixante-treize d'une saison, à la planche plate. L'aurait fait voir à c'clampin si qu'il s'y connaissait encore mieux que lui. Mais v'là l'temps des rouges qui s'amenait, son papier lui serait bien serviable ; des fois qu'un coq bourserait mal, l'aurait toujours son fusil pour l'gauler. Sans compter qu'c'est plus amusant d'y foutre un pet que d'l'amasser tout bêtement dans une filoche. Bien sûr, ça s'rait pas sur ses terres à lui — qu'on les arroserait toutes d'une pissée — mais y avait celles des autres, et les gendarmes ça s'promène pas avec le cadastre dans la sacoche. Il en rigolait d'avance de la gueule qu'ils feraient, ceusses de la Tribouille ou du chef-lieu, surtout le Poil de brique qu'est si mauvais. Il s'amènerait, l'air faraud :

« Dites donc, l'homme, qu'est-ce que vous foutez là, avec vot'fusil ? Savez point qu'la chasse est fermée ? — Mé ? I chassions ? Oh ! mais non, monsieur, i destrutionnons les grolles, d'ordre du préfet. T’nez, j'ai l'papier avec le tampon. » Ils seraient verts, les cognes. « Quand même, j'irai point trop m'amuser du côté de Lœuf ou de la Bougrelière, que l'garde du marquis finirait bien par me tauper ; cette fine crapule de Mourlier, il serait trop content d'm'envoyer core un coup chez l'juge de Macarillon. Ah ! çui-là ... »

Malheureusement pour lui, Corbouille n'avait point lu la fin de l'arrêté. Le maire de Villars, lui, le savait. Le soir, lorsque sa secrétaire, en lui faisant signer le courrier, lui présenta le second exemplaire de la déclaration, monsieur le maire se gratta le nez, puis l'oreille, et posément écrivit :

« Transmis à M. le sous-préfet. Le déclarant ne semble pas présenter toutes les garanties désirables ... » et signa.

Le lendemain, le sous-préfet appela son chef de cabinet :

— Tenez, vous enverrez cela pour enquête aux Eaux et Forêts.

Le surlendemain, le garde général tendit le papier à son brigadier :

— Dites donc, Renard, allez donc voir ce qu'il a dans le ventre, ce gaillard-là.

Deux heures après, Renard était chez son ami Mourlier.

Il en sortit édifié.

La chaude journée de printemps finissait en splendeur. Aux haies lointaines, toute la gamme des verts s'amenuisait en lavis bleutés. Les quenouilles des vieux chênes ébranchés rayaient un ciel tendre de toutes leurs sombres silhouettes tordues. Et, sur le tapis moelleux des pâtureaux, la robe des grands boeufs blonds mettait des taches de lumière. Mais Corbouille n'aurait su prêter attention à tant de beauté. Pour l'heure, il était ramassé dans une broussée de genêts en fleurs et guettait la pâture par où viendrait le coq. Entre ses lèvres tendues, son appeau de buis chantait ses trois notes : « Coutt ... coutt ... coutou ... » Il rappelait en maître, et là-bas un galant répondit. Corbouille saisit doucement son fusil ; aux feux obliques du soleil, le canon brilla : « Tout à l'heure, mon garçon, tu vas voir, toc ... et pas de pitié pour les canards boiteux, i vas t'faire chanta, mé, et dans la poêle dorée, encore. » Au bout du pâtureau, le coq parut. Il arrivait sur le ras ; tant il allait vite, ses pattes de corail le lançaient par longues foulées déhanchées. Vers la chanson de Dalila, il se ruait, son beau jabot d'azur gonflé d'amour. Corbouille allongea lentement son fusil, la crosse plaqua l'épaule. L'œil mauvais de l'homme tenait l'oiseau dans sa ligne, encore deux secondes et le pauvre amoureux serait à tir.

Ce fut alors que dans la nuque de Corbouille retentit en fanfare un sinistre : « Croâ ... croâ ... croâ ... » Le coq s'enleva d'un ronflement d'ailes, et Corbouille, retourné d'un saut, resta muet : Renard était là, et dans son sourire aigu passait un goût de hallali.

— Alors, mon brave, je croyais que vous aviez fait votre déclaration pour les perdreaux noirs ; vous n'aviez pas parlé des rouges ?

— Oh ! pardon, pardon, mon bon monsieur, escusez, j'y voulais point d'mau à c'pauv' z'oiseau. Pensez donc si j'aurais tiré d'sus ! à la saison qu'on est ! ou s'rait péché ! J'avais pris mon fusil tant seulement pou l'défendre ... des fois qu'i s'rait v'nu eune belette.

— Bon, ça va, ça suffit comme ça, faites pas l'imbécile par-dessus 1'marché. Corbouille, au nom de la loi, je vous dresse procès-verbal.

Macarillon. Une placette bordée de tilleuls rabougris et tondus. Une école et le tribunal, style IIIe, tous deux de la même laideur administrative, prétentieuse et banale. Corbouille descendait les marches du palais. Il titubait comme un homme qui vient de recevoir un coup de masse. Voyons, ils lui en avaient mis pour combien ? Quinze jours ferme, d'abord. Ça, c'est rien, ça fatigue pas 1'porte-monnaie. Mais le reste ! ah ! les salauds, ils y étaient allés fort. Douze mille d'amende, et ci, et ça, et 1'permis général, et les dépens, et les dommages à la Fédération, et c'prop' à rien d'avocat qu'il faudrait y régler sa note comme s'il avait servi à quéqu' chose ... et l'fusil confisqué — un fusil tout neuf qu'il s'était choisi au greffe quand les Boches étaient partis. Misère ... Est-ce qu'ils savaient, les juges, c'que ça lui coûterait à racheter, un fusil ? Tout ça, ça irait ben chercher dans les cinquante billets ! Il en étranglait de rage.

Par les fenêtres ouvertes d'une classe, des voix fluettes de gamines venaient jusque sous les tilleuls ; leur tintement argentin récitait quelque fable, mais rien n'eût su distraire la douleur de Corbouille. Rien. Que le gros rouge. A la terrasse du Café de la Justice et des Sciences, il s'effondra plus qu'il ne s'assit. Il commanda deux litres. Pour commencer. On verrait après. Et qu'est-ce qu'elle prendrait, la Corbouille, quand c'est qu'il rentrerait. C'est elle qu'était cause de tout, avec c't'affiche qu'elle avait fourrée là ousqu'il doit y avoir que du papier de journal. Il se sentait malade, tout lui remontait à la tête: le jugement, l'audience. C'avait encore été à peu près, en commençant, malgré que 1'président il aye fait rire le monde en 1'traitant de vieux cheval de retour. L'aurait bien relevé ça, mais son avocat y avait tapé sur l'épaule pour qu'il s'fasse petit, petit. Ousque ça s'était gâté, c'est quand c'fumier d'Renard était venu raconter comment c'est qu'il l'avait poissé et qu'il était parti à gueuler : « Croâ ... croâ ... croâ ... » comme s'il avait eu toute une nichée de grolles dans le ventre. Et c't'espèce de grand imbécile qu'était dans la salle et qu'avait trouvé fin de lui crier : « Eh ! bonjour, monsieur du Corbeau ... » et toute cette bande d'ânes qui s'étaient foutus à rigoler, et des « croâ ... croâ ... croâ ... » qu'il en sortait de partout. Tant qu'y avait fallu que le président finisse par se fâcher pour qu'i s'taisent ... Et qu'est-ce que vous voulez qu'il fasse là contre, lui, Corbouille ? Rien. Que d'la fermer. Ah ! s'il en tenait un, tiens ! çui-là qu'avait crié, par exemple. Oh ! bon d'là ! Et puis, pouf ! v'là l'aut’ chat fourré qui lit son jugement, et des amendes par-ci, et des frais par-là, et j't'en foutrai. Pareil la grêle sur une vigne. Et j't'en fous, des sous, toujours des sous. Si ça fait pas pitié ... des sous qu'auraient fait tant d'chopines ...

Tout de même, petit à petit, le vin aidant et peut-être aussi la calme douceur de la petite placette provinciale, Corbouille sentait s'apaiser la grande houle qui lui bouleversait le crâne. La notion renaissait en lui d'un monde extérieur bien indifférent à son aventure.

A travers le rideau des tilleuls, une voix grave, celle de la maîtresse de classe, arrivait jusqu'à lui ; « Mes enfants, je vais vous citer quelques mots d'une fable ; celles qui sauront m'en dire la fin auront un bon point. Attention ! je commence :

Le renard s'en saisit.

Dix petites voix chantantes s'envolèrent :

Le corbeau, honteux et confus,
Jura, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus.

C'était le coup de grâce. Corbouille sentit le sang lui monter au cerveau, il jeta un billet sur la table et s'enfuit sans attendre sa monnaie, les épaules courbées et le front bas.

L'on prétend qu'à la suite de cette histoire l'échine de la Corbouille vira par toutes les teintes de l'arc-en-ciel, du bleu, du vert et du violet. On me l'a dit; c'est possible, je n'en sais rien ; toutefois mon ami le docteur me l'a confirmé, sans me donner l'envie d'aller y voir.

Albert GANEVAL.

Le Chasseur Français N°654 Août 1951 Page 460