L'homme serait, paraît-il, le roi de la création, et
l'espèce humaine aurait absorbé, à elle seule, toute la provision
d'intelligence disponible sur la terre, pour ne laisser aux autres êtres
vivants que l'instinct.
Si l'on songe à ce qui s'est passé sur notre planète depuis
1939, si l'on songe que de grands civilisateurs rêvent de remettre ça pour nous
apprendre à vivre ... et à mourir, on serait plutôt tenté de penser que
bien des animaux pourraient en remontrer aux hommes, en moralité, en affection,
en sociabilité et en intelligence.
Certains veulent bien admettre que des animaux, comme le
chien par exemple, ont un instinct supérieur.
J'avoue que je ne comprends pas très bien. Ou c'est l'une,
ou c'est l'autre ! Que peut-on appeler instinct supérieur ? Quelle
ligne de démarcation très nette peut-on établir entre l'instinct et intelligence ?
L'instinct est un mouvement naturel qui pousse à agir dans
tel ou tel sens, en dehors de toute réflexion. Le mouvement instinctif est un mouvement
spontané et irraisonné.
Lorsqu'un être est doué de la mémoire et règle sa conduite à
l'aide de cette mémoire et des associations d'idées ou d'images, ou de gestes,
ou de sensations quelconques, peut-on dire qu'il agit en dehors de tout travail
cérébral et de toute réflexion ?
Il me semble difficile de l'admettre. Or tout dressage est
basé sur la mémoire et les associations d'idées. Les chiens se conduisent
d'après les déductions qu'ils en tirent. Cela implique forcément de la
réflexion et du raisonnement.
Mais les chiens font — en dehors même du dressage — des
associations d'idées et des déductions strictement individuelles et de leur
propre initiative.
Je ne veux même pas faire l'injure à nos chiens de poser la
question de savoir s'ils sont doués d'intelligence. Chasseurs et amis des
chiens, tous, nous sommes prêts à répondre par l'affirmative.
Cependant je veux vous donner connaissance de la conduite
vraiment curieuse d'une chienne d'arrêt. Deux chiennes, au même propriétaire,
vivaient d'ordinaire en pleine liberté dans son jardin. Un jour, parce qu'elle
était en folie, l'une d'elles est maintenue attachée à une niche près d'une
murette. En sautant sur le mur, elle se reçoit mal et tombe de l'autre côté
dans le vide ... où elle risque de s'étrangler. L'autre chienne se
précipite vers la cuisine, en aboyant d'une façon étrange ... La bonne,
surprise de cette attitude inaccoutumée, sort voir ce qui se passe. La chienne
se met en marche, toujours en aboyant, vers le lieu de l'accident. La bonne la
suit ... et la chienne était déjà dressée sur ses pattes de derrière pour
essayer de soutenir celle qui était suspendue par sa chaîne. On put ainsi
délivrer l'autre à temps.
Qui oserait dire que, dans cet élan de solidarité et dans
cette manœuvre, il n'y avait que de l'instinct ? Mais revenons plus
spécialement à la question qui nous intéresse : l'intelligence, en chasse,
du chien courant. Nous savons tous que certains sont plus intelligents que
d'autres, et mon opinion est celle-ci : un chien intelligent sera toujours
un bon chien, et même un très bon chien.
Vous pouvez trouver de bons chiens moyens parmi ceux qui ne
sont que d'une intelligence moyenne. Vous n'en trouverez jamais parmi les
étourdis ou les imbéciles. Vous ne trouverez jamais les excellents, les as, que
parmi les chiens intelligents.
L'intelligence est déjà un atout sérieux pour le chien
d'arrêt. Mais, du fait que ce chien est toujours à proximité de son maître et
toujours sous son contrôle et son autorité, cela a moins d'importance que pour
le chien courant, qui, dès que la chasse est commencée, est livré à lui-même.
Mais comme c'est joli ... et intelligent quand même,
lorsque vous voyez un chien d'arrêt qui coule un gibier, qui piète ... qui
piète sans cesse, et qui, dans un geste de grande initiative, abandonne la
piste et va carrément prendre le gibier à rebours, entre son maître et lui !
N'est-ce pas là un trait de raisonnement ?
Dans un précédent article, j'ai parlé des chiens très fins
de nez, qui, en réalité, ne savaient pas se servir de leur odorat, parce qu'ils
ne réussissaient pas à démêler une voie ou n'y parvenaient qu'avec une extrême
lenteur.
Il n'est pas douteux qu'un chien moins fin de nez, mais
intelligent et expéditif, s'acquittera beaucoup plus rapidement et plus
efficacement de sa besogne. Je ne parle pas ici du chien qui fait son travail
en bricolant, mais du chien sage et perspicace qui avance sur la voie et sait
en débrouiller tous les méandres.
Il arrivera que le très fin de nez, dont la volupté suprême
est de goûter des senteurs, suivra avec le même entrain ... le contre. Si
un chien intelligent prend d'abord le contre — et il ne faut pas condamner un
chien sur ce geste, car c'est très fréquent, — il se rend vite compte qu'il
s'est trompé. L'imbécile ne s'en aperçoit pas ... ou si longtemps après
que sa faute est grave.
Lorsqu'un animal a fait sa double, vous avez des chiens
intelligents qui le comprennent immédiatement et qui, au lieu de continuer sur
cette voie, très chaude (puisque l'animal y est passé deux fois), s'arrêtent et
cherchent le coupé.
Le chien fin de nez, mais peu intelligent, continuera à
suivre la double voie, jusqu'à l'endroit où l'animal a fait son retour.
Les chiens qui savent prendre un coupé sont particulièrement
précieux, car ils avancent considérablement la chasse.
D'autant plus que, sur le chevreuil et le lièvre, les
doubles (ou hourvaris) sont encore très fréquentes et que, lorsque l'on est en
défaut, hommes et chiens ont plutôt tendance à chercher en avant qu'à revenir
vers les arrières. On se méfie toujours un peu des chiens qui cherchent à
prendre le contre, ce qui, dans la circonstance, est le vrai.
Dans les défauts sérieux, les chiens, uniquement fins de nez
et sans initiative sont généralement incapables de retrouver la voie, en
s'obstinant à la débrouiller pied à pied.
Cela est actuellement plus vrai que jamais. Les difficultés
de la chasse au lièvre ont augmenté depuis quelques années. D'abord, il semble
que les conditions atmosphériques soient de moins en moins favorables ;
ensuite, il y a une plus grande diversité des cultures et surtout les épandages
de fumiers, engrais et acides divers, qui effacent pratiquement la voie dans
certains champs. Pour retrouver la voie, il est inopérant de faire du sur
place. Il faut forcément explorer d'autres champs plus propices à la voie et où
les senteurs ont subsisté.
Le chien fin de nez, sans esprit d'entreprise, ne songe pas
à cette nécessité d'aller voir ailleurs, tandis que le chien intelligent prend
délibérément un parti et va décrire des cercles en tous sens.
Et sur le chemin ? Autrefois, on avait encore de bons
chiens de chemin très précieux. Aujourd'hui, un chien de chemin ne peut rien
sur les routes goudronnées et empuantées des odeurs d'huile et d'essence.
Là encore, il est nécessaire que les chiens cherchent, et
cherchent encore par ailleurs.
Dans le bocage des Deux-Sèvres et de Vendée, il y a
d'immenses champs de choux et de topinambours de plusieurs hectares parfois.
Ils créent de très grandes difficultés avec leur végétation luxuriante et ces
sillons que les lièvres parcourent et coupent en tous sens et qui favorisent
les roublards. Pour suivre la voie dans tous ses méandres — à supposer qu'on y
parvienne, — il faudrait un temps infini ; avec un ou deux chiens
intelligents, l'affaire, est réglée en quelques instants. Dès que ça balance un
peu, vous les voyez faire le tour du champ bordé de grandes haies, et ils
retrouvent immédiatement la sortie à la haie.
On pourrait citer une multitude de cas où le chien
uniquement fin de nez est complètement impuissant à relever un défaut, et où
seuls peuvent triompher les chiens entreprenants.
Seuls les chiens intelligents ont l'esprit d'entreprise
indispensable. Voilà pourquoi je suis sincèrement convaincu que l'intelligence
est la première qualité du chien courant.
Paul DAUBIGNÉ.
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