Beaucoup de nos confrères en ont entendu parler ;
relativement peu ont pu l'observer et en constater les effets ; il nous
paraît donc utile de les faire connaître.
Le 15 août 1926, en compagnie de mon ami Georges A ...,
un « as » de la mouche artificielle, nous péchions dans la partie
moyenne de la belle rivière l'Ain. Le ciel semblait à souhait : voilé avec
éclaircies, temps frais mais non froid, légère brise, tout juste suffisante
pour rider l'eau, pas assez forte pour gêner les jets de la mouche ; bref,
un temps idéal. Or, alors que, la veille, nous avions fait une pêche fort
honorable en chevesnes, petits ombres et petites truites, ce jour-là, à dix
heures du matin, elle s'avérait insignifiante.
Mon ami s'en étonnait fort et accusait les braconniers
locaux de quelque formidable méfait nocturne. Quant à moi, j'étais beaucoup
moins surpris, car j'avais observé, sur les bords, des traînées blanchâtres
ressemblant à de l'écume épaisse et, en me penchant plus près, je m'étais assuré
que c'étaient là des milliers de cadavres d'insectes ailés de taille infime :
la fameuse « manne » des pêcheurs malheureux. Mon ami, bien que très
bon pêcheur, ignorait tout de ce phénomène ; il fallut le lui expliquer
et, puisque je l'ai fait pour lui, l'occasion est propice pour instruire nos
débutants.
La « manne » n'est pas autre chose qu'une éclosion
en masse de ces insectes qu'on nomme des éphémères. En général, ces éclosions
se produisent au cours de certaines soirées chaudes et orageuses de l'été,
principalement en août dans nos régions.
Celui qui n'en a pas été le témoin et le spectateur ne peut
pas s'en figurer l'intensité. On la comprend mieux quand on connaît bien les
éphémères, leur vie singulière et leurs mœurs.
Les éphémères sont des insectes ailés de petite taille, qui
appartiennent à l'ordre des « névroptères », aux ailes membraneuses
finement réticulées. Ils sont appelés ainsi à cause de la très faible durée de
leur existence à l'état parfait.
Ce sont des insectes aquatiques au corps long et mince, de
texture molle, terminé, à l'extrémité de l’abdomen, par deux ou trois longs
poils qu'on nomme des « cerques ». Ils ont quatre ailes ; les
antérieures sont de beaucoup les plus grandes, les autres peu développées et
quelquefois même atrophiées.
Les éphémères paraissent près des rivières ou au-dessus des
eaux elles-mêmes vers le coucher du soleil ; ils forment de petits nuages
plus ou moins denses et épais, parfois considérables. Ils se mêlent entre eux,
volent en se balançant dans les airs et semblent exécuter des sortes de danses
bizarres et cadencées. Les femelles, après l'accouplement, qui se fait en plein
vol, laissent tomber à l'eau des paquets d'oeufs fécondés qui sombrent
immédiatement, gagnent le fond et se répartissent entre les graviers. Puis,
épuisés par l'acte de la reproduction, ces insectes tombent sur l'eau, les
ailes écartées, meurent bientôt et sont emportés par les courants ou repoussés
sur les bords par les remous ; leur vie, à l'état parfait, n'a duré que
quelques heures et justifié leur appellation. Mais les larves, qui vont bientôt
sortir de ces œufs, vivront, elles, au moins une année, et bien plus souvent
deux ou trois, en milieu aquatique, où elles vont se comporter comme des
crustacés, dont elles ont l'aspect. Elles sont carnassières et se nourrissent
de petites proies vivantes. On les accuse même de détruire le frai des poissons
et notamment les œufs des salmonidés répartis, comme elles, dans les graviers.
Certaines années, ces éclosions sont si nombreuses que les
bords des rivières semblent recouverts d'une couche de neige blanc rosâtre,
gluante, qui ne tarde pas à se putréfier et à sentir très mauvais. Mais, dans
l'eau, les poissons sont là pour profiter de l'aubaine. Dès la tombée des
premiers « spent gnats » et avant même qu'ils ne soient tout à fait
morts, des milliers de « blocages » ont lieu ; l'eau paraît
s'animer, bouillonner ; les ronds succèdent aux ronds et les éphémères
disparaissent à l'envi, happés par des gueules avides ; et on voit ceci se
prolonger parfois jusqu'au milieu de la nuit. Malgré le formidable appétit
dévolu aux poissons par la nature, il arrive cependant un moment où la réplétion
vient.
Rassasiés jusqu'à la lie, nos goulus s'arrêtent enfin, se
retirent et vont dormir en quelque antre ténébreux où ils demeureront sans
bouger, pendant plusieurs heures. On comprend que le pêcheur qui, le lendemain,
va s'escrimer à lancer sa mouche dans les courants n'obtienne aucun résultat et
maugrée contre le sort.
Dans certaines contrées de la Hollande, de la Belgique, de l'Allemagne,
etc., ces éclosions sont parfois tellement massives, tellement intenses qu'on
ramasse à pleines pelles les cadavres d'éphémères, qu'on en remplit des sacs,
des brouettes et qu'on s'en sert pour fumer les terres, nourrir les porcs et la
volaille. Certains industriels avisés les récoltent sur des draps, les font
sécher au four, les réduisent en poudre, laquelle peut se conserver longtemps
en bocaux hermétiquement clos. Cette poudre, qui se vend fort bien, sert à la
nourriture des poissons d'aquarium ou de réservoirs. Certains traités de pêche
recommandent la poudre d'éphémères comme très efficace, mêlée aux amorces
destinées à attirer les poissons sur des coups choisis. J'ai eu l'occasion
d'expérimenter la chose et n'ai eu qu'à m'en féliciter.
Au sujet de ces éclosions, je ne puis que regretter que le
peu de place dont je dispose ne me permette pas de reproduire la description
saisissante qu'en a faite le célèbre savant Réaumur. On croirait vraiment, en
la lisant, y assister.
Et vous voici, maintenant, chers confrères débutants,
édifiés sur le phénomène, de la « manne », dont vous avez
certainement dû entendre parler par vos anciens, si, toutefois, vous n'avez pu
l'observer vous même.
R. PORTIER.
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