Notre époque aime les histoires, les histoire gaies,
amusantes, votre un peu rabelaisiennes. Rire fait du bien. Rien de tel qu'un
Rabelais à son chevet pour s'endormir avec le sourire, s'éveiller dans la
gaieté et reprendre la vie allègrement.'
Les histoires de pêche sont aussi de mode. Mais mes
histoires à moi, je le regrette, ne se proposent pas de vous faire rire, elles
sont sérieuses, très sérieuses quoique bénignes et vécues réellement. Celle-ci,
comme les autres, parlera de pêche ou plutôt d'une mésaventure assez coutumière
à ceux d'entre nous qui s'avisent de vouloir fabriquer de jolies et bonnes
mouches, inspirées de la nature. On croit avoir réussi, on les croit bonnes,
irrésistibles, meurtrières ; mais les résultats sont parfois pitoyables ...
Pour changer, faire du nouveau, j'ai eu l'envie de pêcher le
gros chevesne à la mouche. Si le petit et moyen chevesne se prêtent
admirablement à la mouche sèche parce qu'il est très souvent en chasse à fleur
d'eau, en bandes nombreuses, échelonnées le long de la rive où le « wading »
est agréable, le gros chevesne est invisible, sauf peut-être au printemps, tout
de suite après l'ouverture. Les femelles venant pondre près de la rive, elles
entraînent les gros mâles qui se font prendre, alors que les premières sont
insensibles à nos excitations. Avez-vous souvent pris des chevesnes femelles pleines
d'œufs ? Moi pas, c'est toujours des mâles qui salissent mes effets de
leur laitance très abondante. En dehors de cette époque, il est rare de prendre
quelque gros à la mouche sèche ; leur station habituelle est au fond, où
il faut aller les chercher.
Une mouche noyée, plombée, pensais-je, qui irait sous leur
nez, ferait peut-être l'affaire. Mais quelle mouche ! Une larve d'insecte
aquatique évidemment, de perlide, la grosse perlide qui vient éclore sur les
pierres de la rive où elle se cache ensuite. Ou bien, en rivière plus calme,
celle de la sialis au long cerque, aux longs poils et aux longues pattes, ou
bien encore celle de l'agrion, si commun partout, ou une synthèse des trois.
Je me décidai pour la synthèse avec prédominance de la
sialis. Ses longues trachéo-branchies, disposées en deux rangées parallèles des
deux côtés de l'abdomen, se prêtent bien à une imitation facile, susceptible
peut-être même de suggérer une autre proie. Je pensai aussi qu'en la
travaillant un peu le mouvement de ces poils donnerait de la vie. Quelles
plumes choisir ? Une teinte neutre, verte ou verdâtre ? J'avais
justement, en réserve, quelques plumes d'un pic-vert que j'avais tué cet été,
sous les grands aulnes feuillus, en chassant les palombes. Je l'avais pris,
sous la ramure sombre, pour l'une d'elles. La palombe ne donne pas le temps de
l'observer.
Le choix de plumes étant fait, je montai donc une mouche
plombée sur hameçon n° 10. Quelques tours de fusible près de l'oeillet et au
thorax, aplatis légèrement à la pince. Une pincée de barbules verts séparés en
trois parties pour imiter les gros cerques de larves et donner un bon appui
favorable à la tenue horizontale du leurre — notons en passant que la larve de
la sialis n'a qu'un cerque, celle de la perlide deux, celle de l'agrion trois.
Deux ou trois autres plumes souples plus claires, celles du dos du pic pour
l'abdomen aux longues branchies et deux autres pour les pattes. Les plumes du
pic n'étant pas longues, ce grand nombre de plumes est nécessaire. Une pincée
de barbules plus sombres fixée à la tête et rabattue en arrière au montage imitent
le thorax et la tête. Du coton mercerisé kaki pour le montage. Quelques coups
de ciseaux pour enlever tout ce qui était inutile, particulièrement à l'abdomen
et aux pattes : ma mouche fut vite faite. J'en fis encore trois autres,
mais avec du plomb plat au lieu de fusible. La première était, sans nul doute,
la plus belle et aussi la moins lourde ; c'est elle que je choisis pour
mon essai.
Je la montai sur bas de ligne à mouche noyée. C’est-à-dire mouche
plombée en pointe, mouche non plombée à 1 mètre, lm,20 de celle de pointe, mouche
sèche « factotum » (pour ceux qui ne connaissent pas cette mouche :
grosse chenille rousse) à environ 45 centimètres de la deuxième mouche. Cette
dernière mouche devait surtout me servir d'indicateur pour travailler ma mouche
de pointe, ne la laisser traîner sur le fond qu'à ma volonté.
Je partis et, avant de commencer, fébrilement j'essayai ma
sialis ; elle naviguait merveilleusement, horizontalement en toute
direction et profondeur, ses branchies s'ouvraient et se refermaient à chaque
relâché ; j'avais réussi.
Je péchai à la canne à mouche avec soie à mouche. Je lançais
quelque peu en amont et je travaillais ma mouche en relâchers lents en travers,
en aval, tout en marchant à petits pas en descendant, maintenant la mouche près
du fond et du bord. Je pris de gros chevesnes et de grosses vandoises avec ma
mouche de pointe. Je pris aussi quelques vandoises avec les deux autres
mouches. J'étais tombé sur un jour heureux. Je rentrai satisfait de moi à la
maison.
Je revins quelques jours plus tard. La pêche commençait
bien, j'avais quelques poissons lorsque je fus cassé. Ma belle mouche de pointe
était partie ... Je la regrettai et me trouvai impardonnable de ne pas
l'avoir gardée comme modèle. Je ne pensais pas si bien dire ...
Je la remplaçai par une des trois qui me restaient. Mais
elle naviguait les pattes en l'air, si l'on peut dire ainsi que le dard de
l'hameçon. Position que je jugeai néfaste, avec raison, puisque je ne pris plus
rien. Je les essayai toutes, toutes naviguèrent renversées. J'essayai même en
retournant le plomb avec mes doigts par force : rien n'y fit. Je ne pris
rien, ma bonne mouche était bien partie.
J'en ai fait d'autres : toutes ont le même défaut. Je
n'ai pu encore la retrouver et je me suis arrêté faute de plumes.
A mon grand regret, je me suis décidée tuer, volontairement cette
fois, un autre pic avec les plumes duquel j'espère bien refaire ma première
mouche. Mais notre sympathique voisin dans les colonnes du Chasseur Français,
M. M. Lapourré, doit avoir certainement dans ses nombreux trucs personnels la
recette sûre pour réussir à faire une mouche plombée sur le corps naviguant
horizontalement. Je crois que beaucoup de pêcheurs et moi-même lui serions
reconnaissants de nous la faire connaître ici même.
En attendant, mon histoire reste inachevée et je m'en excuse ...
mais essayez tout de même, peut-être serez-vous plus malin que moi et, une fois
trouvée, prenez les précautions nécessaires pour pouvoir la refaire : la
vie d'une mouche artificielle est aussi brève que celle de l'éphémère.
« Je ne te conseille chose que je ne fisse si j'étais
en ton lieu », ainsi disait frère Jean à Panurge ...
P. CARRÈRE.
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