Par l'étroite route qui dégouline du Tourmalet, traçant son
chemin à travers l'herbe épaisse, Eugène Christophe, fantomatique, apparut
comme onze heures s'égrenaient au clocher de Sainte-Marie-de-Campan.
Quatre cents moutons, qui s'empêtraient dans autant de
curieux sur la maigre place du village, venaient, heureusement, d'être expédiés
vers les hauteurs par leur transhumance.
Restaient les curieux : villageois, paysans,
montagnards, bergers, cyclotouristes, jeunes coureurs, automobilistes, que
contenaient les gendarmes.
Une clameur s'éleva :
— Christophe ! Cricri ! Le vieux Gaulois !
Revêtu d'un maillot national français, un boyau en bretelle (1913), casquette
de blanc (époque), lunettes à la visière, son collant de laine moulant des
cuisses encore solides, Cricri, à pied, portait à l'épaule son vélo cassé, d'où
manquaient la fourche et la roue avant. D'une main, il tenait ces dernières.
Un gamin du nom de Tornay (onze ans en 1913, quarante-neuf
ans en 1951) s'élança :
— V'nez, m'sieur, il y a une forge là-bas ... pour
réparer votre machine.
Christophe, auquel la foule faisait cortège, abandonnant
pendant deux cents mètres l'embout des routes Tourmalet-Aspin, se précipita
vers la maigre forge reconstituée à son intention.
Sur l'enclume, il mima la réparation du tube fileté, tira le
soufflet, repoussant le gosse qui voulait l'aider, cependant que M. Henri Lecomte
(quarante et un ans en 1913, soixante-dix-neuf à présent), alors commissaire
bienveillant mais esclave du règlement (aujourd'hui tout en larmes, surveillait
la régularité du travail. La brisure factice réduite, Christophe affirma dès
lors sa dextérité réelle. Il remonta la fourche, ajusta les cuvettes, courut
après une bille qui s'échappait, serra les écrous, remonta le guidon, donna un
coup de clef à l’expandeur.
Sans un regard de colère, sans accomplir un geste superflu,
lâchant un seul : « Merci ! », il sortit en courant du
jardinet enserrant la forge et sauta en selle pour reprendre la route du col d'Aspin.
Nous étions bien le 9 juillet 1913.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
— Bravo, Cricri ! Allez, Christophe ! ...
hurlait la foule.
Le glorieux champion (vingt-huit ans en 1913, soixante-six à
présent) repartit d'un seul coup de rein.
Nous notâmes le numéro de son dossard : 11 !
1 et 1 ...
Un tel dossard, à lui seul, devait prophétiser que
Christophe serait deux fois premier du Tour de France.
Las !
On connaît la réaction que lui opposèrent la matière, la
fatalité et l'action maléfique réunies ...
* * *
L'apothéose devait commencer pour ne jamais finir.
Christophe revint à la forge hors laquelle M. Achille Joinard,
entouré de son état-major (MM. Abadie, Loze, Lecomte, Chesal, Demarest et Bordenave),
l'attendait, auprès du sous-préfet et du maire.
Les spectateurs débordaient de la route et envahissaient les
talus.
Photographes, cinéastes s'empressaient.
Alors un drap brodé d'or tomba. Les têtes se découvrirent.
Ici, en 1913, Eugène Christophe, coureur cycliste français,
1er du classement général du Tour de France, victime d'un accident
de machine dans le Tourmalet, répara à la forge sa fourche de bicyclette.
Quoique ayant parcouru de nombreux kilomètres à pied dans la
montagne et perdu plusieurs heures, Eugène Christophe n'abandonna point
l'épreuve qu'il aurait dû gagner, fournissant ainsi un exemple de volonté
sublime.
Don de la fédération française du cyclisme,
Sous le patronage du journal « L'Équipe ».
|
L'immortalité de Christophe, inscrite dans le marbre,
apparut au grand jour, scellée à tout jamais aux contreforts de Sainte-Marie-de-Campan,
plate-forme du Tourmalet et d'Aspin réunis.
Elle marquait à son tour un reposoir au calvaire des
énergies et des volontés déjà ciselées dans le granit.
- René Pottier au Ballon d'Alsace.
- Henri Desgrange au Galibier.
- Velocio au Grand Bois.
- Christophe, à Sainte-Marie-de-Campan — avantage sur les
trois autres apôtres, — se réincarnait et s'inaugurait lui-même.
Couvert de fleurs (et le président Joinard avec lui), ayant
reçu des mains de Duthen la plaquette en vermeil de L'Équipe, le vieux
champion, rajeuni de quarante années, remonta doucement la pente en tête d'un
cortège en délire.
Mairie, église, monument aux morts, vins d'honneur, banquet ;
court chemin certes, mais étape du souvenir et du triomphe.
Une femme (quarante-six ans en 1913, quatre-vingt-quatre ans
en 1951), Mme Despiau, embrassa Christophe comme du pain tendre. Il le lui
rendit bien.
— C'est moi qui criai la première, en 1913 : « Le v'là ! ... »
Les vieux (cassés mais solides) fusaient de partout qui se
souvenaient ... Les jeunes (l'occasion leur en est si rarement donnée)
acceptaient enfin de reconnaître la vérité de l'histoire.
Devant un cadeau magnifique (parure de bureau fabriquée
entièrement en marbre de Sainte-Marie-de-Campan), Eugène Christophe, celui qui
ne céda jamais, celui dont (selon le mot de Bordenave) le courage ne se
contentait pas d'accepter, mais qui au contraire faisait face, celui-là donc
fondit en larmes.
C'est que le président de la Fédération avait prononcé des
mots terribles :
— Christophe, qui devait gagner deux fois le Tour, n'est pas
au palmarès ...
La belle affaire !
On ignore généralement en quelle année tel coureur le gagna.
Tandis qu'on sait toujours que c'est lui qui en est le phare étincelant ...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Cricri, dans un sursaut, se reprit et cria plus qu'il ne dit :
— j'ai couru onze fois le Tour, j'ai été battu neuf fois, je
l'ai perdu deux (oui, perdu, car il était à moi). Aujourd'hui, je suis certain
de ne plus souffrir moralement car, par vous tous, je viens de gagner le Tour
de France de vos coeurs.
» Vive Desgrange ! »
Campan; les grottes de Médons, Bagnères-de-Bigorre, Tarbes,
Bordeaux ... Sur le chemin du retour, Christophe partout fut fêté, adulé,
réclamé. La joie habite dorénavant son pavillon de Malakoff.
Sainte-Marie-de-Campan : 3 juin 1951.
René CHESAL.
|