Tout est relatif en ce monde. Il arrive que de petites
montagnes donnent l'impression de grandes, et que de très hautes ratent leur
effet. Le Ventoux est bien moins spectaculaire que le Puy de Dôme. Et quel à-pic
que celui des Buttes-Chaumont !
La chaîne des Monédières, étalée sur les plateaux de Corrèze
et ne les dominant que de quelque 400 mètres, culminant elle-même à 900 mètres,
a vraiment très grande allure et une ligne qu'elle doit à son détachement dans
le ciel de tout le pays qui l'entoure.
Visible à 60 kilomètres et davantage, elle sert de repère,
situe Treignac et toute cette partie de Limousin auvergnat qui est loin
d'atteindre l'altitude moyenne du pays des puys. On peut dire que, dans un
cercle de 50 kilomètres de rayon, la chaîne des Monédières est dominante.
L'on pense à un troupeau de cétacés gigantesques qui se
seraient échoués là, sur les hauts plateaux de Corrèze, et que des milliers de
siècles y auraient pétrifiés. Il en est d'énormes et de moins gros, au dos
arrondi et pelé, groupe étrange d'inertes baleines qui, en ce pays proche des
volcans, si elles vomissaient des flammes, l'aurait fait non par des cratères,
mais par des évents.
Le temps les a tassées l'une contre l'autre, a fait
s'épouser leurs formes vagues à la base. On ne les attaque pas nettement, on
les contourne ; on paraît même s'en éloigner alors qu'on s'en rapproche ;
et aucune forte escalade ne s'annonce, car, pour atteindre l'échine de la plus
énorme, au sommet de sa courbe, il faut d'abord gravir le dos de deux ou trois
autres.
Enfin m'y voilà. De Tulle, une route charmante longe la Corrèze;
la promenade dure 10 kilomètres, jusqu'à la rencontre d'un minuscule affluent.
Et voici le mur. On va monter de 300 mètres jusqu'à Saint-Augustin, d'abord
nettement, puis par une succession insensible de trous et de bosses, et dès
lors la chaîne des Monédières est visible, tranchée, affirmative. Les cétacés
sont là qui vous attendent dans leur harmonieuse succession de courbes molles,
bien plus profondément endormis que les chaînes de vraies montagnes qui ont,
elles, à entretenir leur réputation de perfidie et d'hostilité, leur martyrologe
illustré d'avalanches.
* * *
Aucune difficulté quant au parcours. A Saint-Augustin, vous
trouvez la route de Chaumeil ; un poteau vous y indique celle du signal
des Monédières, c'est-à-dire du point culminant où a été placée une table
d'orientation. Longue côte jusqu'à un col où un second, puis un troisième
poteau vous donnent la direction du sommet, que, d'ailleurs, vous voyez à votre
gauche encore assez loin. Vous quittez la belle route goudronnée à pente douce
pour vous engager sur une autre qui, elle, devient vite exécrable. Et vous
entrez dans le troupeau des cétacés, désert, silencieux, inculte, et où règne
un compagnon que vous n'attendiez pas : le vent. C'est une admirable
région pour le vol à voile. On sent fort bien que ce vent n'est que remous,
comme si la très faible brise du plateau, frappant ces croupes dominantes, s'y
transformait en appels d'air et en tourbillons. De plus en plus mauvaise, la route
atteint enfin le mont principal. La pente s'accentue, on passe à côté et
au-dessus d'une sorte de bâtiment qui tient du hangar et de l'auberge, et,
quelque 100 mètres plus loin, la route cesse. Alors vous descendez de vélo,
poussez votre machine à la main au milieu des bruyères, et vous y êtes. La
table d'orientation vous attend. Au-dessus de vous : le ciel ; tout
autour : l'infini.
Je m'attendais bien à une vue quasi illimitée, mais le jour
était tellement clair, la voûte céleste à tel point vierge de la moindre effilochure
de nuage que je vais bien vous surprendre en vous avouant que j'ai été déçu. Ce
genre de vues immenses a besoin de plans, des taches lumineuses d'un soleil
perçant les nuages, de brumes traînant ça et là dans les vallons. Tout cela
l'anime, lui donne du relief, le fait parler. L'éclatante splendeur d'un ciel
bleu, au contraire, le dévore, l'avale. Cette journée d'octobre ressemblait à
une journée de juillet, et je n'avais devant moi, autour de moi, qu'une orgie
de lumière. Que cela aurait été beau par une aube de juin succédant à une série
de jours de pluie ; ou par un après-midi de novembre faisant peser sur
cette immensité, sans la voiler, le grand couvercle de nuages protecteurs de
teintes d'automne, qui conservent aux jaunes et aux roux leur éclat comme en
une serre où les verts, eux, sont bien plus verts qu'au soleil.
Malgré tout, comme on dit, « j'en avais pour mon argent »,
ou plutôt pour mon long effort d'ascension.
La descente fut ingrate à cause de l'état de la route,
décidément abandonnée des Ponts et Chaussées en cette région sauvage. Enfin je
débouchai sur la route de Treignac à Tulle et je pus regonfler mes pneus.
J'avais vu les Monédières.
Je vous ai prévenu. Ce n'est pas le mont Blanc, ni même les
monts Dore. C'est tout à fait autre chose : il ne s'agit que de grimper
sur le dos d'une baleine endormie depuis que la mer s'est retirée des hauts
plateaux, la laissant là, en famille, sur des hauts-fonds. On s'étonne que ces
lieux, privés d'eau il est vrai, soient si peu fréquentés de campeurs. On se
réjouit de n'y voir pousser ni hôtels ni villas.
S'il y a des lieux « où souffle l'esprit », les Monédières
devraient être du nombre. C'est un paysage pour prophète, pour visionnaire,
pour poète courroucé.
La race de ces surhommes, évidemment, se perd ... mais
nous avons encore quelques, pessimistes sauvages s'intitulant ermites. Comment
aucun d'entre eux n'a-t-il pensé à se construire une hutte noire au sommet de
la chaîne des Monédières, en choisissant une des croupes dont aucun touriste ne
fait l'ascension ? Combien il y serait à l'aise, aux jours incléments où
les nuages se querellent, pour donner libre cours à ses sombres rêves et y
laisser galoper en liberté le troupeau fougueux et ardent de ses souvenirs !
HENRY DE LA TOMBELLE.
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