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Les monstres de la légende ont-ils existé ?

L'esprit de l'homme est ainsi fait que ce qu'il ne comprend pas, il l'explique tout de même.

De là, depuis qu'il existe, les innombrables légendes qui se sont transmises de génération en génération, à partir d'un événement ou d'un fait souvent exact, mais déformé à mesure qu'il se propageait par la parole, sans le secours de l'écriture. On en est arrivé ainsi à enregistrer les fables les plus absurdes, n'ayant parfois presque plus aucun rapport avec la source dont elles sont issues.

Cette source, cependant, serait bien des fois curieuse à redécouvrir. Il semble qu'on puisse y arriver, parce que, elle au moins, n'est jamais purement imaginaire. Il y a toujours un canevas sur lequel on a brodé et qui continue, si faible qu'il soit, de soutenir la trame extravagante. Défaire celle-ci à rebours est une opération qui ne manque pas d'intérêt et que nous nous proposons d'essayer.

Prenons, au hasard, les superstitions les plus anciennes, les plus connues et, en apparence, les moins explicables. Et tâchons d'en dégager la faible part de vérité qu'elles peuvent contenir.

Un des monstres qui ont eu, à travers l'antiquité et le moyen âge, la vie la plus dure est bien la Licorne.

Les Grecs la nomment moneceros, les Latins unicornis, mots qui ont le même sens et qui résument son caractère principal : elle possède une corne unique au milieu du front.

Avant de chercher qui elle est réellement, déblayons vite le terrain pour savoir ce qu'elle n'est pas.

Dès les débuts de son histoire, la majorité des auteurs précisent qu'il ne faut pas la confondre avec le rhinocéros. Celui-ci était connu, on l'avait vu paraître au cirque. Les descriptions qu'on en donne sont à peu près exactes, si celles qui concernent ses mœurs le sont moins. Cette distinction des deux animaux se poursuit au moyen âge. Le plus étrange est qu'on la retrouve à notre époque et dans les plus savants ouvrages. Témoin l'extrait suivant, daté de 1831, et que nous empruntons à la célèbre Géographie de Malte-Brun (livre CLII).

Après avoir cité divers animaux qu'on rencontre dans les forêts du Siam, l'auteur ajoute :

« ... Il y a aussi des sangliers, des rhinocéros et des licornes ou unicornes, dont on a tant contesté l'existence. Des chasseurs apportèrent récemment, une tête d'unicorne à Pinang ; elle est beaucoup plus grosse que celle d'un bœuf ; la corne est placée sur le front et se dirige en haut. Cet animal court toujours en ligne droite ; la roideur de ses vertèbres ne lui permet guère de se tourner de côté ; ... il renverse avec sa corne ou coupe avec ses dents les arbres de médiocre grosseur qui gênent son passage. » (Lettre sur le Royaume de Siam, par Mgr Braguères, évêque de Capse.)

Et ailleurs, dans le même ouvrage, livre CXL, parlant des montagnes du Tibet (édition de 1840) :

« C'est principalement au milieu de ces montagnes que vit un animal qui a passé jusqu'à ce jour pour fabuleux, qui est encore considéré comme tel en Europe et qui, repoussé par la science, ne figure pas dans nos classifications : nous voulons parler de la licorne, espèce du genre antilope, qui n'a qu'une corne sur le front ... »

Comment serions-nous surpris après cela que, dans notre enfance, des hommes d'âge mûr, dont l'érudition certaine nous inspirait une absolue confiance, nous aient enseigné, de bonne foi, l'existence confirmée par une tradition plusieurs fois millénaire d'un être dont il n'y avait pas de raisons valables de douter ?

D'autant moins de raison que, si l'on ne nous montrait pas la bête elle-même dans nos musées zoologiques, on y montrait, on y pouvait toucher sa fameuse corne ! L'authenticité en était souvent garantie par une longue consécration historique. Telle la corne de licorne qui figura pendant des siècles dans le trésor de l'abbaye de Saint-Denis et n'en sortit que lorsqu'elle fut identifiée pour ce qu'elle était : une dent de narval.

Chacun sait que c'est presque toujours le cas, en effet. Ce mammifère marin présente cette particularité que la canine gauche du mâle, et elle seule, se développe dans des proportions gigantesques, pouvant atteindre 3 mètres, au bout d'un corps qui n'en a guère plus de 5. C'est une longue et lourde tige d'ivoire, rectiligne et spiralée, s'effilant en pointe et qui, naguère encore, devenait de droit corne de licorne dès qu'on la recueillait échouée sur une grève et séparée du squelette de l'animal.

Pourtant cette origine n'était pas ignorée des anciens savants, qui savaient très bien distinguer là « licorne de mer » de l'autre. Seulement on n'insistait pas trop sur la différence, parce que l'objet constituait une précieuse marchandise pour l'apothicairerie, qui lui reconnaissait d'étonnantes vertus. On en façonnait des tasses qui, nous apprend avec scepticisme Ambroise Paré, « garantissent l'homme de toute sorte de maladie le jour qu'il y a bu ... » S'il est blessé ce jour-là, il ne sent aucune douleur, peut passer à travers le feu, ne craint aucun poison, etc. ... Qui n'aurait acquis ces avantages, même à prix fort ?

Les moins charlatans avouaient que la substitution était fréquente, mais ne l'avouaient qu'aux confrères. « Ce sont les tronçons de cette corne que nous vendons à Paris pour véritable corne de licorne », confesse, au XVIIe siècle, l’illustre Pomet, dans son Histoire des drogues. La supercherie, en fait, était inoffensive, l'effet du remède n'étant évidemment que moral !

Pourtant, si la licorne n'est pas le narval, si elle n'est pas non plus, et pour cause, cette espèce de cheval unicorne qu'on trouve représenté entre autres dans les armes d'Angleterre, qu'est-elle donc ?

Il n'est pas facile de le déterminer d'après les descriptions et les portraits qu'en donnent les anciens, car la variété en est grande. Tantôt on voit nettement qu'ils sont inspirés du rhinocéros ou de quelque grand pachyderme. Mais parfois aussi ils concordent, quoique provenant de sources très différentes. Et cela n'est pas le point le moins curieux de la question.

Outre sa corne spécifique, le « monoceros a la taille et le corps du cheval, la tête du cerf », dit, au moyen âge, Albert de Bollstadt, résumant plus ou moins l'opinion commune. « Les uns disent qu'elle [la licorne] ressemble à un cheval, d'autres à un cerf ... qu'elle a la corne du pied fendue comme celle d'une chèvre. Les uns la figurent noire, les autres de bai obscur, et qu'elle est blanche en bas et noire en haut ... », rapporte, sans conviction, Paré. Mais les auteurs modernes que nous avons déjà cités sont beaucoup plus précis. Et, si nous revenons à la géographie de Malte-Brun, nous y apprenons que la forme de la bête rappelle celle des antilopes. « ... La couleur de son poil est rougeâtre dans la partie supérieure de son corps et blanche à l'inférieure ; une corne noire, pointue, légèrement courbe, avec des anneaux circulaires vers sa base, et longue d'un demi-mètre s'élève sur son front ; deux touffes de crin noir sortent de ses narines ... »

Des contemporains, ou à peu près, qui ont « vu » la licorne (et même à l'état domestique), en donnent une image semblable. A tel point que des savants comme Cuvier finissent par résoudre le problème en déclarant que tous ces animaux fabuleux sont inspirés d'un modèle réel, l'antilope oryx, qui a vaguement, en effet, la corpulence et la robe d'un cheval, avec le sabot fourchu et, bien- sûr, deux cornes, mais si droites et si rapprochées que, de loin, elles peuvent n'en paraître qu'une et avoir donné lieu à la tradition.

Êtes-vous convaincus ? Il nous semble, pour notre part, que cette interprétation est discutable et qu'il n'est pas défendu d'en chercher une autre, ailleurs ... Essayons-le.

De vieilles et tenaces légendes sibériennes font souvent allusion à un grand et redoutable animal, dont les hommes de l’ancien temps avaient la terreur et dont la description est aussi voisine que possible d'une licorne classique, particulièrement terrible, car, outre sa longue corne unique, le monstre est gigantesque, noir, semblable à un cheval et galopant comme lui.

Or, si nous interrogeons les paléontologistes, nous apprenons qu'à l'époque pléistocène — c'est-à-dire en un temps où l’homme existait déjà — vivait un grand animal aux formes élancées, dont le crâne « avait une grande bosse frontale pour supporter une énorme corne » et dont les dents l'avaient fait considérer par Cuvier « comme tenant à la fois des rhinocéros et des chevaux ». Il s'appelait l’Elasmotherium, et l'on peut voir aujourd'hui les os, et en particulier l'étonnant crâne, dans nos musées.

Ne vous semble-t-il pas que voici, cette fois, une authentique licorne ? Tout y est, ou du moins l'essentiel : l'apparence chevaline, la corne frontale unique, l'effrayante stature. Les premiers habitants du Nord l'ont certainement vue, ont eu maille à partir avec elle, l'ont sans doute chassée et ont en conséquence, subi ses attaques ... Imaginez maintenant l’ancêtre témoin racontant à ses fils et aux fils de ses fils une rencontre de ce genre.

N’y a-t-il pas de quoi graver dans la mémoire des générations futures un souvenir inoubliable, qui se déformera peut-être au cours des siècles, mais qui aura pris son départ sur la moins contestable des vérités ?

L. MARCELLIN.

Le Chasseur Français N°654 Août 1951 Page 502