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Notes de voyage

L'arbre à lait

Les cimes neigeuses de la Sierra Nevada de Santa-Marta se dessinaient comme un nuage blanc au-dessus de l'horizon vaporeux, où, à travers le dédale des mâts de charge déjà hissés de notre cargo, nous cherchions encore en vain à distinguer les détails de la terre colombienne. Depuis des heures nous nous en étions rapprochés sur une mer parfaitement calme. Loin au large, le long d'un mince filet d'écume sale et de remous minuscules, dont la ligne légèrement incurvée se perdait aux horizons opposés, la mer avait changé de couleur. C'était la limite des eaux tièdes et limoneuses qu'à quelques milles dans l'ouest le Rio Magdalena déversait dans le golfe des Caraïbes. Droit devant, dans la lumière aveuglante d'un soleil trop ardent, un long trait clair nous fit bientôt découvrir la position du grand banc de sable mou derrière lequel s'abrite la baie de Puerto Colombia. Après un instant nous distinguions dans nos jumelles de basses collines boisées, puis, dans l’avant-plan, des palmiers, quelques maisons sans apparence et des wagons de chemin de fer. Nos machines stoppèrent près de l'extrémité d'un très long môle, et le vacarme assourdissant du passage de notre chaîne dans l'écubier était suivi de trois longs coups de sifflet, le salut bruyant mais traditionnel des navires arrivant sur une rade lointaine. Deux heures plus tard, les occupants d'une vedette battant pavillon colombien nous avaient accordé la libre pratique et l'autorisation de nous rendre à quai.

Au fond de sa belle baie coloriée à plaisir, Puerto Colombia occupe sur cette côte malsaine un emplacement favorable du point de vue commercial seulement. La présence entre les forêts des environs de vastes marécages aux miasmes morbides et une abondante humidité pendant les deux saisons de pluie annuelles lui valent à certains moments de l'année un climat pestilentiel particulièrement redouté à cause de la présence endémique de la fièvre jaune. L'endroit tend à perdre son importance au profit de Barranquilla, situé plus à l'ouest sur un bras de l'embouchure du Rio Magdalena.

Tempérée, froide et même glacée dans ses plateaux élevés, tropicale et étouffante sur les bords de la mer et dans les vallées profondes de l'intérieur, la Colombie est un pays aux contrastes violents. La variété et la richesse de sa flore sont proverbiales. Dans les courts intervalles de nos séjours et le rayon restreint qui m'était accessible, je n'ai jamais manqué de céder à mon penchant pour la botanique tropicale et m'intéressais à observer dans leur habitat les palmiers multiformes et majestueux, les orchidées, les héliconias et autres musacées, les liliacées aux odeurs pénétrantes, les jasmins variés avec leurs immenses fleurs et les daturas en arbre, dont le doux parfum cache une toxicité mortelle.

Mais si le souvenir des détails de cette escale particulière s'est gravé plus profondément dans ma mémoire, c'est que les circonstances peu ordinaires où me fut alors révélée l'existence d'un autre caprice de la vie végétale de ces régions me semblent assez curieuses pour être relatées ...

Nous étions repartis depuis deux jours. Appuyé contre la rambarde de la passerelle, je rêvassais pendant mon quart de nuit devant une mer vide. Subitement, il me sembla voir, à la demi clarté des étoiles, un homme quitter une porte du gaillard, derrière laquelle normalement personne n'aurait dû séjourner à cette heure indue. Une minute après j'entendis que le robinet du charnier placé à tribord contre le roof de la machine était manœuvré à plusieurs reprises, comme si quelqu'un y prenait de l'eau douce. Et ensuite l'homme repassa dans la porte du gaillard. Cette porte donnait dans une coursive où se trouvaient les magasins fermés à clef du maître d'équipage ainsi que l'accès au puits à chaînes. En quittant mon quart à quatre heures du matin, je me rendis à l'avant et trouvai la coursive vide. La trappe du puits à chaînes était rabattue ; il me fut facile de la bloquer au moyen d'une goupille. L'homme que j'avais vu était maintenant prisonnier dans le puits.

Nous le fîmes sortir au matin. C'était un étranger d'une trentaine d'années, barbu, maigre à faire peur, au teint basané, mais aux yeux vifs et intelligents. Il s'était caché à bord à Puerto Colombia. L'homme se montra réticent, son interrogatoire ne donna rien. Dépourvu de la moindre pièce d'identité, il pouvait facilement nous raconter n'importe quoi. Le fait pourtant finit par nous inquiéter, que, dans ces parages, les personnes se trouvant dans sa situation pouvaient être, à l'époque, des bagnards évadés de la Guyane française. Mais comme tel, sûrement, il ne se serait pas risqué sur un navire français. Il parlait très correctement le français, l'anglais et l'espagnol, avec toutefois dans chacune de ces langues une intonation étrangère qu'aucun parmi nous ne parvint à localiser. Notre procès-verbal fut bref et l'incident sembla devoir se terminer là. L'homme serait remis dès notre arrivée aux autorités du Havre.

Néanmoins la chose m'intriguait. Dès que les matelots lui eurent appris que notre prochaine escale était en Europe, il ne parla à personne, se bornant à faire consciencieusement le travail qui lui avait été assigné ou à scruter l'horizon d'un air préoccupé. C'est dans cette attitude que je l'abordai un soir. Je fis quelques remarques bienveillantes, puis nous parlâmes de choses générales.

— Mais d'où venez-vous ? risquai-je soudain. Il y eut un silence, l'homme semblait vouloir deviner mes intentions.

— Du Chili, dit-il brusquement.

Nouveau silence, et alors il se mit à parler.

— Je devais y prendre une place d'ingénieur dans les mines de l'intérieur, mais, à peine débarqué dans le pays, je fus victime d'un vol, qui me priva non seulement de mes bagages, mais encore de la totalité de mes papiers. Or, comme je suis né dans le Nord du Canada, ma naissance n'est pas enregistrée, de sorte qu'il m'est impossible d'avoir même un acte de naissance. Je n'ai plus de famille et suis donc obligé de me rendre dans mon pays pour essayer de trouver des témoins qui m'ont connu dans le temps. C'est dur, car je suis absolument dépourvu de moyens.

— Mais alors vous avez passé ...'

— Oui, par le Pérou, l'Équateur et la Colombie. Partout on m'a emprisonné comme vagabond ou apatride. Personne n'ajoute foi à mon histoire, il y a trop de gens sans aveu dans les centres miniers. Vous comprendrez ma méfiance. Ça va faire deux ans que je suis en route. Vous n'imaginerez jamais ce qu'un homme peut endurer ; alors j'ai essayé ma chance ici, et voilà que vous allez en Europe, où c'est encore pire.

— Vous n'avez pas pu avoir un passeport Nansen ? Il eut un rire amer.

— Allez donc essayer de cela sur les côtes du Pacifique ! Votre propre consul ne peut rien pour vous, si vous n'avez pas un commencement de preuve !

— Mais ce long voyage, et sans moyens ...

— Je travaillais dans les étapes. D'ailleurs le péon est sans méfiance et vous accorde facilement son hospitalité primitive, mais sincère.

— Et dans la Cordillère ? On y trouve du monde ?

— On trouve presque toujours quelqu'un, sinon, il faut se contenter du palo de vaca.

— Le bâton à vaches ?

— Non, on l'appelle aussi arbol de leche : c'est l'arbre à lait, un arbre dont la sève est un liquide laiteux, très légèrement visqueux, mais d'une composition à peu près identique à celle du lait des vaches, si ce n'est que sa protéine se coagule plus vite, de sorte qu'il faut le consommer assez tôt après la récolte. On l'obtient par simple incision dans le tronc, comme on fait pour le caoutchouc.

Il va sans dire que cet arbre m'intriguait.

— Est-ce que par hasard vous sauriez le nom scientifique de cet arbre ?

L'étranger eut un sourire imperceptible.

—C'est le Brosimum galactodendron, un arbre de la famille des morées, reprit-il. Tous les indigènes le connaissent et beaucoup se servent régulièrement de son lait. Ils prétendent même voir à l'épaisseur et la couleur des feuilles si la récolte de l'arbre sera abondante ou non. Cet arbre était une bénédiction pour moi. On le trouve aussi bien dans la Cordillère que dans la plaine et même au bord de la mer. Imaginez mes pérégrinations là-haut : des roches nues, un pays de soif et de désespoir, et alors un arbre aux feuilles de peau sèche, accroché dans une crevasse par ses racines épaisses et ligneuses. Même si la dernière pluie remonte à de longs mois et que les branches soient comme mortes, il vous suffit de percer l'écorce du tronc pour obtenir un lait épais et doux. D'après les indigènes, ce serait au lever du soleil que la récolte donne le mieux, et dans une région sèche, cela est évident. Ce lait se prête à la préparation de diverses sortes de fromage. J'en ai quelquefois profité pour me munir de provisions de voyage. L'arbre atteint 30 mètres de hauteur, son tronc peut avoir plus de 2 mètres d'épaisseur. Les fleurs sont monoïques, de la même nature que celles du mûrier, mais en plus petit. Les fleurs mâles, très nombreuses, sont dépourvues de pétales et n'ont qu’une seule étamine. Elles sont disposées en forme de boule, comme une petite mûre, dont chacune supporte quelques rares fleurs à semence à un pistil.

Comme les euphorbiacées et les asclépiadacées, les morées, vous le savez, produisent une sève plus ou moins laiteuse, mais aussi plus ou moins toxique. Dans certaines espèces, c'est la prépondérance du poison dans cette sève qui lui confère ses propriétés caractéristiques ; ici, le poison est totalement absent, et tous les principes de la sève sont nourrissants et absolument inoffensifs. C'est un des rares exemples dans la nature où un produit végétal et un produit animal sont à peu près identiques. »

L'étranger semblait goûter ce sujet autant que moi. Il me parlait de sèves végétales en général, cita l'hévéa et le curare, mentionna des arbres à pain et à beurre, dont je n'avais pas la moindre notion. Ses connaissances étendues me portaient à le considérer pour ce qu'il devait réellement être : un homme cultivé, momentanément abandonné par le sort. Par-dessus les lois et les conventions, je sentis des liens de sympathie me rapprocher de lui. Sans plaisir je vis venir le moment où je devais le quitter pour remplacer mon camarade de la passerelle, qui attendait la relève.

Mais, quand j'allais partir, l'étranger me retint par la manche :

— Ne passerons-nous donc pas à proximité de quelque terre ? dit-il à mi-voix.

Je vis son regard suppliant et, croyant avoir compris, regardai à la dérobée sa silhouette décharnée.

— Cette nuit, dis-je, vers une heure du matin, nous passerons dans le voisinage de l'île anglaise d'Antigua.

— Et on en passera loin ?

— Cela dépend.

À ce moment, son expression trahit de l'angoisse.

— Et qui sera l'officier de quart ?

— Ce sera moi.

A minuit, les ombres noires des contours volcaniques de la partie méridionale d'Antigua se profilaient par bâbord. Je reconnus la pointe de Port Charlotte et évaluai sa distance de notre route. La nuit était obscure, mais calme, la mer absolument plate ; une forte chaleur me rendit nerveux. Sans trop l'avouer, je cherchai à passer le plus près possible de Hudson Point et mit le cap sur Smith Island, petit îlot situé au nord-est tout près de la terre. Très lentement Hudson Point approcha. Ma nervosité m'inquiéta. J'étais sûr de ma route, mais, dans le calme de la nuit, le bruit périodique des brisants fit illusion et sembla trop près, et d'ailleurs je n'aimais pas l'idée d'avoir le cap sur un îlot que je ne pouvais pas distinguer dans le noir. Me tenant à bâbord, du côté de la terre, je devinai plutôt que je ne vis l'homme de veille dans son coin de l'autre côté de la passerelle. Dans la faible lueur du compas apparut par moments le masque pâle de l'homme de barre, qui vérifiait la route.

Alors, quand, bien peu éloignée, la sombre masse du promontoire de Hudson Point était par le travers, il y eut à l’arrière le bruit de la chute d'un corps à la mer, suivi, malgré le bouillonnement du sillage et vite étouffé dans l'éloignement, de celui que fait un nageur dans l'eau.

Une seconde après, j'étais aux côtés de l'homme de barre :

— Virez de 20° sur tribord, lui dis-je, en retenant mon souffle ...

Quelques années après ce voyage, je reçus une lettre venant de Copiapo, endroit situé au cœur de la région cuprifère du Chili. Déjà vielle pour avoir trop longtemps erré dans les agences, elle portait la signature de l'ingénieur canadien J. W. Hilkins, qui m'assurait de son amitié.

René-R.-J. ROHR,

Capitaine au long cours.

Le Chasseur Français N°654 Août 1951 Page 508