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Peut-on diriger la vie par le calcul ?

 « La vie est un problème », a-t-on l'habitude de dire, et certains philosophes et mathématiciens, tels que Leibniz, ont cherché toute leur vie les symboles universels qui feraient de la philosophie une véritable science de la nature des choses et permettraient de remplacer le raisonnement par le calcul. Le calcul des probabilités résout rapidement certains problèmes humains se rapportant à la vie des sociétés ou d'individus particuliers. Grâce à lui, on peut déterminer le taux des différentes assurances sur la vie, les accidents, les incendies, etc., et la science des statistiques devrait nous permettre de mieux diriger les peuples, pour améliorer leurs conditions de vie. Elle devrait aussi, d'ailleurs, leur montrer les erreurs de leur conduite passée, si, du moins, ils étaient guidés par leur raison plus que par leurs passions !

Cependant, l'apparition des merveilleuses machines à calculer électroniques devait attirer l'attention des techniciens et des philosophes sur les nouveaux rapports entre les méthodes de calcul et les problèmes de la vie elle-même.

Le XXe siècle a amené une véritable révolution industrielle, par l'apparition de machines de plus en plus perfectionnées, qui peuvent remplacer le bras du manœuvre, et même la main exercée du spécialiste. Désormais le manœuvre, avec sa pelle et sa pioche, ne peut plus lutter avec l'excavatrice ou le bulldozer.

L'apparition des machines à calculer ou à contrôler, réalisées suivant les procédés électroniques, c'est-à-dire en s'appuyant sur les propriétés de plus en plus diverses des merveilleuses lampes de T. S. F., peut amener une révolution tout aussi importante.

Il existe, désormais, de monstrueuses machines électroniques capables de résoudre en quelques minutes, sinon en quelques secondes, des problèmes que des mathématiciens exercés mettraient plusieurs mois à étudier. Dès à présent, des machines permettent aux aveugles de lire sans écriture Braille, des appareils assurent la traduction automatique en langues étrangères ; on songe à réaliser des appareils de sténographie automatique, qui imprimeraient directement sous la dictée. Nous aurons des avions pilotés automatiquement, des projectiles guidés à distance, aussi bien pour transporter des explosifs que pour distribuer le courrier ou les colis ; la réalisation d'usines entières dirigées automatiquement par des machines réglées à l'avance n'est plus une utopie. Nous avons même des appareils qui permettent d'effectuer, au moins dans certains cas, des diagnostics automatiques.

Les machines électroniques sont utilisables pour résoudre les problèmes économiques ou démographiques, et les appareils récents à cartes perforées en sont des premiers exemples. Nous avons déjà attiré, sur ce point, l'attention de nos lecteurs, et la nouveauté essentielle consiste ainsi à créer, en quelque sorte, des outils automatiques remplaçant le cerveau humain, comme on a créé autrefois des machines automatiques remplaçant la main de l'ouvrier. Il s'agit, là ainsi, d'une nouvelle révolution, qui doit permettre, dans un grand nombre de cas, de supprimer les travaux intellectuels, tout au moins les plus simples et les plus monotones, mais néanmoins les plus répandus.

Il ne s'agit sans doute pas de remplacer l'homme de laboratoire spécialisé, l'administrateur de grande valeur, l'ingénieur compétent. D'ailleurs, pour concevoir, construire, entretenir et réparer ces machines plus ou moins pensantes, il faut évidemment, tout d'abord, avoir toujours recours à des hommes. Ce ne sont pas des machines qui se dirigent par elles-mêmes; elles sont toujours dirigées initialement, par ceux qui les créent et qui les commandent.

Il est certain, cependant, que la diffusion de machines de ce genre pourrait amener une sorte de dévaluation de la masse des employés de capacités moyennes, qui se consacrent à des travaux de bureau ou de comptabilité courante, et, pour étudier les problèmes ainsi posés, on a même été amené à imaginer une nouvelle branche de la science, à laquelle on a donné le nom de cybernétique, d'un mot grec kubernêton, qui signifie timonier ou gouvernail. Le gouvernail d'un bateau n'est-il pas, en effet, une des plus anciennes formes d'un mécanisme de contrôle ou de direction ?

Qu'est-ce que la cybernétique ? C'est, d'après ses inventeurs, la science de l'intelligence et de la direction de la vie par le calcul mécanique ; il s'agit en fait, plus ou moins, de mettre la vie en équations.

Les adeptes de cette nouvelle science prétendent même étendre ses applications aux méthodes de diagnostic et de thérapeutique, en remarquant les analogies existant entre les organes de notre corps, et, en particulier, les organes nerveux, et les machines électroniques.

Quelques résultats pratiques auraient déjà été obtenus dans ce domaine. C'est ainsi qu'on a pu réaliser des appareils permettant aux aveugles de lire et de se diriger, et aux sourds d'entendre ; il a également été possible d'étudier des membres artificiels beaucoup plus perfectionnés que les appareils actuels avec des dispositifs électriques de contrôle, transmettant les variations de pression et de tension, et remplaçant, en quelque sorte, les réflexes.

Que faut-il penser de ces recherches ? L'apparition des nouvelles machines à penser électroniques constitue, évidemment, un fait essentiel dans l'histoire de l'humanité ; il s'agit d'éviter que ce fait ne devienne nuisible au lieu de servir à accroître le bien-être. Si les hommes savent suivre les enseignements de la raison, ils devraient savoir aussi atténuer les violences de la lutte pour la vie, qui dominent de plus en plus la société de notre temps, quelle que soit son idéologie.

L'emploi de la machine dans toutes les tâches courantes de l'homme, manuelles ou intellectuelles, devrait permettre de réduire le prix de revient des objets manufacturés et d'élever ainsi le niveau de vie de la masse ; espérons seulement qu'un nouveau cataclysme ne viendra pas reculer indéfiniment ces perspectives consolantes !

P. HÉMARDINQUER.

Le Chasseur Français N°654 Août 1951 Page 509