S'il est une terre chantée par les poètes où flotte encore
quelque mystère au creux de ses vallons, n'est-ce pas la vieille terre d'Écosse
jetée sur notre planète aux premiers jours du monde ? Gagner l'Écosse est
une course sans aventure et sans attraits particuliers. A Dieppe, un
confortable navire vous attend et vous dépose à Newhaven quatre heures plus
tard ... Le mot « traversée » est bien prétentieux pour une
promenade aussi courte. Passons rapidement sur l'Angleterre, trop parcourue
pour la décrire, hâtons-nous vers le nord pour finir dans un crépuscule gris à
Edimbourg, capitale de la haute Écosse.
Par un autocar confortable nous voici portés au cœur du
pays. Solitudes montagneuses, lacs, vallons roses de bruyères ; oui, il y
a tout cela là-bas, mais infiniment moins sauvage qu'on ne l'attendrait
généralement. Pourtant, de-ci de-là, vers l'est, une vallée glaciaire où la
route semble mourir paraît parfois réaliser l'idéal d'un camp solitaire. Inverness,
que nous venons d'atteindre, est sans doute la ville la plus septentrionale de
Grande-Bretagne, à peu près à la latitude d'Oslo en Norvège. Pour la première
fois dans le soir (et dans le soir seulement), je retrouve en impressions très
fugitives une terre qui me rappelle — d'assez loin d'ailleurs — les terres
boréales. Les toits à forte pente scintillent brutalement à la blême clarté
lunaire comme brillaient tristement, sous la pluie persistante, les toits bleus
de Narvik. Aussi ne saurions-nous nous y attarder bien longtemps ... On
m'a dit cependant : « Allez au Glen Affric, val sinistre que
hantent encore aigles et chats sauvages ... » J'y suis allé. Le car est
descendu dans une large vallée ... Un hôtel s'y dressait. Comme c'en était
l'heure sacro-sainte, on nous convia à y entrer pour y prendre le thé ...
Ce fut le plus clair du voyage ... Quant aux chats sauvages et aux aigles,
ils sont allés dans mon esprit rejoindre d'autres fantomatiques présences dont
je vais parler maintenant.
Aussi c'est avec joie que nous allons suivre la longue
faille qui coupe l'Écosse en deux parties, empruntant tour à tour le Canal
Calédonien et de vastes lacs. De ces derniers, le plus célèbre, sinon le plus
pittoresque, est très certainement le Loch Ness. Qui n'a pas, il y a
quelques années, entendu parler du monstre insaisissable dont les rapides
apparitions à la crête des vagues maintenaient l'âme populaire dans une
atmosphère de mystère qui n'est pas sans lui déplaire ? A plusieurs
reprises, ce monstre réapparut dans la presse ... sinon dans les eaux
noires du lac. Des voyageurs, car les riverains sont rares sur ses 35
kilomètres de longueur, avaient vu poindre l'hôte mystérieux, glisser son dos
luisant à la surface des eaux. Et bientôt la furtive vision prenait corps dans
l'imagination des foules ... Survivant attardé des époques révolues, frère
peut-être des grands reptiles aquatiques de 20 ou 30 mètres de long qui, il y a
des millions d'années, menaient dans les marécages leurs aventures solitaires
et qui disparurent sans cause décelable, tel se représentait-on l'animal ...
Sur ses rives désertes, j'ai erré des heures durant, non point à la recherche
de l'hypothétique géant serpentiforme, mais bien plutôt pour goûter une poésie
que j'eusse souhaitée plus prenante. Le ciel était bas, lourd de nuées, et les
crêtes blanches des vagues couraient sur des eaux étrangement noires. Il
pouvait bien paraître à certains moments que le dos écailleux d'un être
apocalyptique hantât les profondeurs lacustres. L'eusse-je rêvé que ma raison
froide m'en eût bientôt dissuadé ... Reflets mouvants, contrastes
inattendus, en tout cela réside la pseudo réalité du monstre, à moins que ce ne
soit dans quelque tronc noirci et tortueux, arraché aux aulnes du rivage, comme
celui qui, à quelque 10 mètres de moi, semble dresser vers le ciel une tête
implorante. En vain, pourtant, mes yeux fouillent la surface des eaux ...
Et je devrai abandonner ici le lac et mes espoirs de visions inédites ...
Cependant, voici quelques jours, une équipe était là, aux
aguets, nantie de tout un système de signalisation. Leurs veilles attentives furent
stériles ... comme il ne pouvait en être autrement. Galéjade peut-être que
cette mobilisation spectaculaire ! ... Je serais fort porté à le
croire.
Quittons donc cette nappe d'eau parée d'un prestige usurpé,
lac parmi d'autres lacs, sans note particulière, et poursuivons notre route.
Voici que surgit de la plaine le massif du Ben Nevis, point culminant de
l'Écosse. Sa vallée est sauvage à souhait. Pour le bonheur du véritable ami de
la nature, il n'est point ici d'hôtel, point de touristes standard ou « papier
gras ». On ne saurait y trouver, en effet, qu'une auberge de jeunesse et
quelques tentes disséminées au long du torrent glacé. A l'aube, gravissons le
Ben Nevis. Par un sentier de rocaille, cette course ne demande guère plus de
six heures. L'horizon enserre bientôt, dans sa courbe agrandie des chevauchées
de monts, des lacs et, loin vers l'ouest, jaillissant de la brume incertaine
qui monte de la mer, l'île de Skye, renommée pour sa beauté.
Par les gorges de Glencoe, sinistres et meurtrière;
jadis, nous allons découvrir à quelques kilomètres le paysage écossais le plus
attachant et le plus évocateur. Un immense horizon vide et rose se déploie tout
autour. La solitude est totale. Des marécages s'étendant à l'infini, rougeâtres
de tourbe, jusqu'à la ligne violette des monts, je retrouve enfin un décor
sauvage que j'ai connu et aimé au cœur des toundras lapones. L'on voudrait
s'attarder à parcourir un tel cadre, errer vers ces sommets que l'éloignement
remplit de mystère, planter sa tente loin, très loin, quelque part dans ce vallonnement
de bruyère et d'ériophorum, goûter égoïstement à ce décor dont les hommes n'ont
pas terni l'ancestrale grandeur. Hélas ! le ruban de la route est là et
nous savons que par elle, Glasgow, la turbulente cité industrielle,
n'est plus guère qu'à trois heures d'horloge ... Et cela suffit pour rompre
en un instant l'ensorcelant maléfice.
Ici finit la terre d'Écosse où la nature dispense à ceux qui
savent la comprendre un peu de cette paix bienfaisante que nous sentons s'exhaler
du cœur des vals sauvages aux étranges clartés.
Pierre GAUROY.
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