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Écosse 1951

Avec le monstre du "Loch Ness"…

S'il est une terre chantée par les poètes où flotte encore quelque mystère au creux de ses vallons, n'est-ce pas la vieille terre d'Écosse jetée sur notre planète aux premiers jours du monde ? Gagner l'Écosse est une course sans aventure et sans attraits particuliers. A Dieppe, un confortable navire vous attend et vous dépose à Newhaven quatre heures plus tard ... Le mot « traversée » est bien prétentieux pour une promenade aussi courte. Passons rapidement sur l'Angleterre, trop parcourue pour la décrire, hâtons-nous vers le nord pour finir dans un crépuscule gris à Edimbourg, capitale de la haute Écosse.

Par un autocar confortable nous voici portés au cœur du pays. Solitudes montagneuses, lacs, vallons roses de bruyères ; oui, il y a tout cela là-bas, mais infiniment moins sauvage qu'on ne l'attendrait généralement. Pourtant, de-ci de-là, vers l'est, une vallée glaciaire où la route semble mourir paraît parfois réaliser l'idéal d'un camp solitaire. Inverness, que nous venons d'atteindre, est sans doute la ville la plus septentrionale de Grande-Bretagne, à peu près à la latitude d'Oslo en Norvège. Pour la première fois dans le soir (et dans le soir seulement), je retrouve en impressions très fugitives une terre qui me rappelle — d'assez loin d'ailleurs — les terres boréales. Les toits à forte pente scintillent brutalement à la blême clarté lunaire comme brillaient tristement, sous la pluie persistante, les toits bleus de Narvik. Aussi ne saurions-nous nous y attarder bien longtemps ... On m'a dit cependant : « Allez au Glen Affric, val sinistre que hantent encore aigles et chats sauvages ... » J'y suis allé. Le car est descendu dans une large vallée ... Un hôtel s'y dressait. Comme c'en était l'heure sacro-sainte, on nous convia à y entrer pour y prendre le thé ... Ce fut le plus clair du voyage ... Quant aux chats sauvages et aux aigles, ils sont allés dans mon esprit rejoindre d'autres fantomatiques présences dont je vais parler maintenant.

Aussi c'est avec joie que nous allons suivre la longue faille qui coupe l'Écosse en deux parties, empruntant tour à tour le Canal Calédonien et de vastes lacs. De ces derniers, le plus célèbre, sinon le plus pittoresque, est très certainement le Loch Ness. Qui n'a pas, il y a quelques années, entendu parler du monstre insaisissable dont les rapides apparitions à la crête des vagues maintenaient l'âme populaire dans une atmosphère de mystère qui n'est pas sans lui déplaire ? A plusieurs reprises, ce monstre réapparut dans la presse ... sinon dans les eaux noires du lac. Des voyageurs, car les riverains sont rares sur ses 35 kilomètres de longueur, avaient vu poindre l'hôte mystérieux, glisser son dos luisant à la surface des eaux. Et bientôt la furtive vision prenait corps dans l'imagination des foules ... Survivant attardé des époques révolues, frère peut-être des grands reptiles aquatiques de 20 ou 30 mètres de long qui, il y a des millions d'années, menaient dans les marécages leurs aventures solitaires et qui disparurent sans cause décelable, tel se représentait-on l'animal ... Sur ses rives désertes, j'ai erré des heures durant, non point à la recherche de l'hypothétique géant serpentiforme, mais bien plutôt pour goûter une poésie que j'eusse souhaitée plus prenante. Le ciel était bas, lourd de nuées, et les crêtes blanches des vagues couraient sur des eaux étrangement noires. Il pouvait bien paraître à certains moments que le dos écailleux d'un être apocalyptique hantât les profondeurs lacustres. L'eusse-je rêvé que ma raison froide m'en eût bientôt dissuadé ... Reflets mouvants, contrastes inattendus, en tout cela réside la pseudo réalité du monstre, à moins que ce ne soit dans quelque tronc noirci et tortueux, arraché aux aulnes du rivage, comme celui qui, à quelque 10 mètres de moi, semble dresser vers le ciel une tête implorante. En vain, pourtant, mes yeux fouillent la surface des eaux ... Et je devrai abandonner ici le lac et mes espoirs de visions inédites ...

Cependant, voici quelques jours, une équipe était là, aux aguets, nantie de tout un système de signalisation. Leurs veilles attentives furent stériles ... comme il ne pouvait en être autrement. Galéjade peut-être que cette mobilisation spectaculaire ! ... Je serais fort porté à le croire.

Quittons donc cette nappe d'eau parée d'un prestige usurpé, lac parmi d'autres lacs, sans note particulière, et poursuivons notre route. Voici que surgit de la plaine le massif du Ben Nevis, point culminant de l'Écosse. Sa vallée est sauvage à souhait. Pour le bonheur du véritable ami de la nature, il n'est point ici d'hôtel, point de touristes standard ou « papier gras ». On ne saurait y trouver, en effet, qu'une auberge de jeunesse et quelques tentes disséminées au long du torrent glacé. A l'aube, gravissons le Ben Nevis. Par un sentier de rocaille, cette course ne demande guère plus de six heures. L'horizon enserre bientôt, dans sa courbe agrandie des chevauchées de monts, des lacs et, loin vers l'ouest, jaillissant de la brume incertaine qui monte de la mer, l'île de Skye, renommée pour sa beauté.

Par les gorges de Glencoe, sinistres et meurtrière; jadis, nous allons découvrir à quelques kilomètres le paysage écossais le plus attachant et le plus évocateur. Un immense horizon vide et rose se déploie tout autour. La solitude est totale. Des marécages s'étendant à l'infini, rougeâtres de tourbe, jusqu'à la ligne violette des monts, je retrouve enfin un décor sauvage que j'ai connu et aimé au cœur des toundras lapones. L'on voudrait s'attarder à parcourir un tel cadre, errer vers ces sommets que l'éloignement remplit de mystère, planter sa tente loin, très loin, quelque part dans ce vallonnement de bruyère et d'ériophorum, goûter égoïstement à ce décor dont les hommes n'ont pas terni l'ancestrale grandeur. Hélas ! le ruban de la route est là et nous savons que par elle, Glasgow, la turbulente cité industrielle, n'est plus guère qu'à trois heures d'horloge ... Et cela suffit pour rompre en un instant l'ensorcelant maléfice.

Ici finit la terre d'Écosse où la nature dispense à ceux qui savent la comprendre un peu de cette paix bienfaisante que nous sentons s'exhaler du cœur des vals sauvages aux étranges clartés.

Pierre GAUROY.

Le Chasseur Français N°654 Août 1951 Page 510