A maison de commerce (tissus en tous genres) dirigée par les
deux frères Cassoulet, Armand et Gaston, était la plus importante de ce
chef-lieu de canton situé entre Ardennes et Navarre. L'affaire avait été fondée
en 1879 par l'aïeul paternel des deux directeurs actuels et n'avait jamais
connu que des heures de prospérité.
Le magasin, qui, à la fondation, avait été une petite
boutique de rien du tout, s'étendait maintenant sur trente-cinq mètres de
façade, rue de la Poste, sur le trottoir de gauche et allant de l'église à la
place du Marché.
L'économie, disons même la parcimonie, des dirigeants
successifs avait été à la base de cette prospérité, mais, de même que le
chiffre d'affaires croissait avec l'allure d'une progression géométrique, que
le compte en banque accumulait millions sur millions, l'esprit ancestral de
thésaurisation n'avait fait que croître et embellir avec les générations et, à
l'heure actuelle, avec Armand et Gaston Cassoulet, avait atteint un plafond de
ladrerie à rendre des points au père Grandet ou au sieur Harpagon.
Certes, les Cassoulet ne lésinaient jamais lorsqu'il
s'agissait de leur commerce. Le magasin et les bureaux étaient avenants et ne
laissaient rien à désirer au point de vue du confort, voire de l'élégance, mais
ils étaient rapiats en diable dans leur vie privée. A eux deux, ils dépensaient
moins, dans un mois, que le plus humble de leurs employés. Ils ne sortaient que
rarement (cela use les chaussures), ne buvaient que de l'eau, n'allaient jamais
au café, sauf dans le cas où un représentant insistait — encore
s'arrangeaient-ils toujours pour ne pas payer les consommations ; ils
n'avaient pas la T. S. F. (cela use du courant), ne fumaient évidemment pas,
n'allaient jamais au cinéma, avaient des repas d'une frugalité de stylite et
quand, le dimanche, ils allaient à la messe, ils restaient debout, entre
narthex et bénitier, pour ne pas avoir à payer la chaisière, et allaient
prendre l'air un instant sur la place de l'église dès qu'ils entendaient la canne
du suisse marteler régulièrement les dalles et les pièces tinter dans le
plateau.
Ils ne recherchaient sur leurs vêtements et sur eux-mêmes
aucune élégance ; la seule coquetterie qu'ils se permissent consistait à
se raser soigneusement le visage, chaque matin.
Un soir, après leur repas (si l'on ose dire !), ils
buvaient à petits coups une tasse d'infusion de camomille (sans sucre,
naturellement). Gaston dit à son cadet Armand :
— Mon cher frère, après avoir mûrement réfléchi, j'ai pensé
que, afin d'augmenter notre capital, il serait intéressant que nous
établissions un comptoir dans l'une de nos colonies. Tu y partirais ; je
resterais ici. Avec notre génie inné des affaires, nous réussirons
certainement, et, d'ici peu, notre solde créditeur à la banque se lira avec un
total de douze chiffres ...
— Ce que tu dis là est passionnant, mon cher frère, dit à ce
moment Armand, mais permets que j'éteigne la lampe. Nous n'avons nullement
besoin de lumière pour causer.
— Je t'en prie. Armand ferma le commutateur, et Gaston
reprit :
— J'ai donc étudié la chose. Tu partiras dans huit jours
pour Madagascar. Ton voyage ne coûtera rien, attendu que tu vas être embauché
comme domestique du capitaine ...
— Je gagnerai même de l'argent, fit Armand en se frottant
les mains de joie.
— Cela va de soi. Tu iras te fixer et fonder le comptoir à
une petite ville de la côte ouest, qui s'appelle Tsimanandrafozana ...
— Dans mes lettres, j'écrirai ce mot « Tsi », cela
fera des économies d'encre.
— Soit. Je t'enverrai des cotonnades que tu vendras aux indigènes.
Avec l'argent ainsi gagné, tu achèteras sur place du caoutchouc, du cacao et de
la vanille que tu m'expédieras. Je me chargerai d'écouler ces produits d'ici
avec un beau bénéfice. Ce projet te sourit-il ?
— Tu es magnifique, mon cher frère ! s'exclama Armand,
enthousiasmé. Je vais préparer mon petit bagage et réparer ma cravate noire.
J'emporterai deux paires de chaussettes pour pouvoir en laver une pendant que
l'autre sera en usage.
— Eh bien ! Armandinet, dit Gaston en se levant et
employant le diminutif affectueux qu'il donnait à son frère à ses rares moments
d'expansion, je te propose d'aller, exceptionnellement, fêter notre entente par
une jolie petite bringue au café !
Les deux frères sortirent bras dessus bras dessous et, par
les rues désertes et sombres, gagnèrent le Café des Amis, s'accoudèrent au
comptoir et se regardèrent en souriant.
— Que vais-je servir à ces messieurs ? demanda le
garçon en passant son torchon sur le zinc.
— Un verre de sirop de groseille à l'eau ordinaire, répondit
Gaston.
— Avec deux pailles, ajouta Armand.
Armand s'embarqua à Marseille par un matin de juin, beau
comme tout. La traversée fut heureuse. Aussitôt arrivé à Tsimanadrafozana, il se
mit à l'œuvre. Il prit comme sous-directeur-intendant un vieux Sakalave, très intelligent,
qui s'appelait Raïnilaïarivonisoavinandrianaradama. En très peu de temps, la
firme fut sympathiquement connue à Madagascar et aux environs, et le cours des
affaires se déroula tel que l'avait prévu Gaston.
Au bout de dix ans, Armand reçut une lettre de son frère :
Mon cher puîné, il serait temps que tu revinsses te
reposer ici. Confie les affaires au vieux Raï et viens passer un mois près de
moi. Je t'embrasse.
Armand partit. Quand il descendit du wagon de troisième
classe sur le quai de la gare de sa ville natale, il chercha des yeux son
frère, mais ne le vit pas.
Tout à coup, il vit accourir à lui un homme portant longues
moustaches à la gauloise et barbu jusqu'à la ceinture. Cet homme le serra
contre lui et l'embrassa avec effusion. Il reconnut alors Gaston. Après les
premières paroles d'amitié, il ne put s'empêcher de lui demander en éclatant de
rire :
— Mais, mon cher frère, que signifie cette barbe ? Et
Gaston répondit tout naturellement :
— Comment aurais-tu voulu que je fisse autrement ? En
partant, voilà dix ans, par étourderie, tu as emporté notre rasoir ! ...
Roger DARBOIS.
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