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Menu gibier au Canada

Lorsqu'on aborde le sujet : chasse en pays lointains, notre imagination prend aussitôt le galop allongé. S'agit-il des Indes ? nous croyons voir les tigres royaux ramper derrière chaque tige de bambou ; pourtant, comme me disait un jour un ami indien, l'immense majorité des habitants de ces réglons pourraient vous dire qu'ils n'ont jamais vu de près un seul de ces fauves, ce qui, entre parenthèses, représente une supériorité sur les privilégiés à qui l'aventure est arrivée, mais qui ne peuvent plus, et pour cause, nous la raconter. Parle-t-on d'Afrique ? nous entendons aussitôt la voix rauque et puissante des lions innombrables qui peuplent la brousse ou la forêt ; en réalité, c'est du moins ce que m'affirme mon cousin, qui adore les statistiques, il paraît que ces animaux terrifiants sont plus nombreux par kilomètre carré en France qu'en Afrique, compte tenu probablement des jardins zoologiques et des ménageries ambulantes.

Puisque aujourd'hui c'est le Canada qui nous occupe, je sais par expérience qu'il faut parcourir bien des milles pour apercevoir le panache d'un orignal, les bois gigantesques d'un wapiti ou le museau féroce d'un ours grizzly. Mais il est d'autres gibiers au Canada ; les Canadiens, il est vrai, sont tellement habitués à leur abondance qu'ils ne s'en occupent pas beaucoup.

J'ai toujours été amusé par l'ahurissement des immigrants venant de France devant tout le poil et toute la plume qu'on rencontre dans le Dominion. Un jeune fermier lorrain me confiait un jour :

« Vous comprendriez notre surprise et notre émotion si vous saviez à quel point le gibier est devenu rare en France depuis quelques années.

» Certes, on peut, dans les chasses gardées, faire quelques beaux tableaux, mais tout le monde ne chasse pas dans ces réserves ; dans les chasses banales, il ne reste plus rien : tuer un lièvre devient un exploit ; alors comprenez notre joie quand ici, en quelques heures, nous pouvons abattre davantage de pièces que pendant toute une saison dans nos vieux pays. »

De fait, beaucoup des nouveaux colons européens s'en donnent à cœur joie les premiers temps ; quand ils peuvent mettre la main sur une pétoire quelconque, c'est du délire, tout est bon pour eux, ce qui vole comme ce qui galope, et ils tirent dans le tas.

Mais cette belle ardeur se calme vite, et ils ont bientôt l'indifférence des Canadiens du Nord-Est pour le petit gibier. À quoi attribuer cette indifférence ? Sans doute à l'abondance du gibier, à sa valeur nulle. Peut-être les femmes y sont pour quelque chose ; en effet, dans ce pays où la viande de bœuf et de porc abonde, rien n'agace les ménagères comme de plumer, vider, faire rôtir du gibier ; le chasseur qui en rapporte à la maison y est toujours mal accueilli. Alors, n'est-ce pas, comme on n'a jamais raison contre les femmes, on remise son fusil au grenier et l'on ne chasse plus. Seuls les gosses chassent, mais avec une 22 (et balles courtes, naturellement). Dans les villes, il y a des chasseurs qui, chaque année, descendent dans les campagnes pour tuer canards et poules, mais, dans la région dont je parle, la distance et les mauvais chemins les en empêchent.

Cela intéressera peut-être, malgré tout, les chasseurs français d'apprendre un peu ce qu'on fait en arpentant la campagne canadienne.

Je tiens tout de suite à confesser mon ignorance en ce qui regarde les noms scientifiques des différentes espèces de gibier du Dominion ; dans le Nord-Ouest, pour nous, les grues cendrées sont tout simplement des dindes sauvages, et il en est de même pour bien d'autres gibiers ; cet exemple suffira, j'espère, pour faire reculer tout savant tenté de lire cet article sans prétention, qui ne s'adresse qu'aux chasseurs.

Nous allons imaginer que nous sommes deux camarades partis à la chasse, armés l'un et l'autre d'un fusil à plomb, que nous n'avons aucun chien avec nous, qu'il est une heure de l'après-midi et qu'enfin nous sommes à la mi-septembre.

La moisson des céréales est terminée, et dans les champs se dressent d'innombrables « stooks » (moyettes ou petits tas de cinq à sept gerbes plantées debout) ; de-ci de-là, des boqueteaux de trembles ou de liards (peupliers noirs) au pied desquels poussent des buissons de baies sauvages, rompent la monotonie de la campagne. Les innombrables merles que nous admirions au printemps et durant l'été sont partis pour le Sud, et c'est dommage ; quelle variété dans les plumages ! Les uns sont noir et jaune éclatant, certains ont les ailes soulignées d'une plume rouge vif ; il en est aussi de couleur plus terne et qui, comme les étourneaux d'Europe, vivent en grosses bandes ; ces derniers sont du reste les seuls à recevoir des coups de fusil, et cela lorsqu'ils attaquent les champs d'avoine, dont ils sont friands.

Nous entrons dans un boqueteau ; une douzaine de gros oiseaux s'envolent à nos pieds; à part la queue, qui est courte, on dirait des poules faisanes ; ce sont des poules de prairie, au tir facile. En peu de temps, nous en faisons lever plusieurs compagnies, les unes blotties dans des buissons, les autres picorant autour des gerbes ; nous en avons bientôt chacun une demi-douzaine dans nos musettes, et, comme c'est lourd, nous les déposerons dans la première ferme venue.

Nous allons délaisser les poules de prairie et nous occuper du poil ; en l'occasion, du Jack rabbit ... lièvre de plaine ; nous ne tardons pas à en voir qui galopent autour des moyettes ; l'approche est facile, et nous en tuons deux facilement ; c'est un beau lièvre, haut sur pattes, mais bien râblé ; dès novembre, il prendra sa livrée d'hiver : robe d'un blanc immaculé avec seulement le bout des oreilles d'un noir vif. Comme la poule de prairie, du reste, excellent à manger.

Nous pénétrons maintenant dans les vastes pâturages d'un rancher où paissent de grands troupeaux de bêtes à cornes. À peine avons-nous fait quelques pas qu'une vingtaine d'oiseaux nous partent littéralement entre les jambes ; on dirait l'éclatement d'une grenade dont les morceaux seraient des boules de plumes ; elles ont vite fait de se regrouper et vont se poser à une centaine de verges (pas). Ce sont des perdrix importées, paraît-il, de Hongrie, il y a une trentaine d'années; les autorités canadiennes en ont lâché un couple sur la voie de chemin de fer du C. N. R. et du C. P. R. (les deux grandes lignes transcanadiennes) à chaque station présumée favorable en raison des cultures. Le résultat dépassa les espérances au point qu'on trembla bientôt pour l'existence même des poules de prairie, qui étaient malmenées par ces intruses. Les premières surent-elles organiser leur défense ? Les dernières devinrent-elles pacifiques ? En tout cas tout s'arrangea, et actuellement ces sœurs ennemies vivent côte à côte sans trop de bagarres.

Revenons-en à notre compagnie : nous nous portons rapidement en avant pour la faire relever ; tous nos efforts sont vains; ne soyons pas surpris, elles piètent à l'allure d'un chien au galop ; elles doivent être loin maintenant, mais nous en faisons bientôt lever une autre compagnie, et, davantage sur nos gardes, nous en tuons deux. J'ignore si l'on a cherché à acclimater, en France, ces jolis oiseaux qui sont moins gros qu'une perdrix grise commune, mais d'une chair excellente ; elles résistent à toutes les intempéries et se défendent merveilleusement contre tous leurs ennemis, humains ou « inhumains ».

Il est cinq heures ; sur les bords d'un joli lac aux eaux claires, nous faisons halte ; en bons Canadiens, nous avons tout prévu dans nos musettes ; un feu est vite allumé et bientôt nous savourons un gobelet de thé noir et bouillant.

L'heure approche où les canards vont quitter les lacs pour venir s'abattre sur les « stooks » de céréales. Allons donc nous installer dans un champ, où nous nous dissimulerons derrière un tas de gerbes ; notre attente ne sera pas longue et bientôt commence la pétarade, car nous ne sommes pas les seuls chasseurs ; en effet, si le fermier canadien chasse peu, il faut bien qu'il défende ses récoltes quand le gibier est trop abondant, car les années se suivent et ne se ressemblent pas pour les oiseaux migrateurs, et leur abondance varie beaucoup.

Tantôt nous tirons sur des canards à terre (pas très sportif), tantôt sur des bandes qui nous passent assez bas au-dessus de la tête ; tous les coups ne portent pas, car leur vol est rapide, mais nos victimes sont cependant nombreuses ; parmi elles, nous notons des colverts, des souchets et ce que nous appelons des pailles-en-queue blancs et noirs, des sarcelles, etc. L'arrivée de la nuit — et elle vient brutalement, sans crépuscule — interrompt notre chasse. Je signale, en passant, que la chasse est régie, au Canada, par des règlements très stricts qui limitent le nombre de chaque espèce de gibier qu'un chasseur peut tuer dans sa journée ; l'ouverture et la fermeture varient suivant les provinces, et la saison dure quelques semaines seulement. Ces lois sont appliquées dans la partie bien cultivée du Dominion, mais, dans les régions nouvellement ouvertes aux pionniers, c'est-à-dire aux colons, les gardes forestiers et les policiers provinciaux sont trop peu nombreux pour les faire respecter.

Nous arrêtons donc notre massacre, et nous rentrons dans notre ferme, où nous sellons un cheval ; nous fixons un sac au pommeau de la grosse selle de cow-boy et nous allons quérir les poules de prairie laissées dans une ferme, ainsi que canards et lièvres déposés sous une gerbe : quatorze poules de prairie, trente-deux canards, deux lièvres et deux perdrix hongroises. Qu'allons-nous faire de tout cela ? Nous n'en trouverions pas acheteur à vingt milles à la ronde ; on ne peut même pas en offrir à des amis. Il faudra bien nous résoudre à les manger (le tout ou une partie). Si nous sommes célibataires, nous aurons la corvée de plumer, de vider toutes ces bestioles ; si, au contraire, nous sommes mariés, nous aurons le plaisir de les plumer et de les vider, car nos épouses se refuseront énergiquement à le faire.

Étonnez-vous, après cela, que le fermier canadien pratique peu la chasse au petit gibier.

Frenchy BOB.

Le Chasseur Français N°655 Septembre 1951 Page 523