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Le pigeon de M. le greffier

Raconte, mon chien ...

LE Greffier du tribunal de paix en est à son premier permis, à sa troisième bredouille, et commence sa quatrième sortie. Il en espère beaucoup : l'année est bonne, les pouillards tiennent bien (on va s'en apercevoir) et la petite brise de septembre n'est pas saharienne du tout.

M. le Greffier, que nous avons adopté pour ses premières armes, ne quitte guère, à la chasse, l'air un peu solennel qu'il a dans son bureau, lorsqu'il scrute, par-dessus ses lorgnons, le regard de l'héritier mécontent, ou qu'il aligne, au bas du papier timbré, quelqu'un des innombrables cachets du tribunal. Il est vêtu d'un costume bien coupé, de beau drap vert forestier, et coiffé d'un feutre du même vert, un peu rabattu par devant, et qu'ornent les grandes rémiges d'un des perdreaux que nous lui avons offerts. Sa cartouchière flambant neuf, son carnier de gros cuir aux poches multiples complètent cet équipement du parfait chasseur. Avec cela, des molletières bien serrées et d'admirables brodequins à bouts carrés, dont les clous énormes ont déjà failli le flanquer par terre deux ou trois fois. Il a, certes, un fusil tout neuf aussi, astiqué et poncé chaque jour, mais il s'obstine à le tenir à l'horizontale, sous le bras gauche, comme il tient sa serviette, et ce n'est ni pratique, ni rassurant.

M. le Greffier parle toujours posément, mesurant à l'avance la portée de ses mots ; il n'emploie pas, comme mon maître, les termes vigoureux qui disent crûment les choses (en matière de chasse, bien entendu). Il déclare, par exemple :

« Attendu que la compagnie s'est retirée vers une remise qui me paraît inexpugnable, il conviendrait d'accentuer vers le sud de ce coteau le mouvement enveloppant que vous préconisiez ... » On voit jusqu'où ça peut aller.

De plus, il ne s'est pas encore fâché. C'est bien, mais un peu monotone. Et, autre détail : l'an prochain, il achètera un chien.

Mais brave homme jusqu'au bout des ongles, n'apportant que du jambon attendrissant, des cuisses de dinde qui mouillent la langue, du vin cacheté, et partageant avec les camarades sans hésitation ni mesure ... Il s'est livré, depuis sa dernière sortie, à des calculs savants sur la longueur des crosses, la hauteur des grains d'orge et, pour aujourd'hui, il a glissé dans la culasse, quelque part, certain papier à cigarette, plié en six, dont il attend des merveilles.

Ce matin-là, donc, M. le Greffier est plein d'allant et d'optimisme. Mon maître et deux camarades le pilotent. Nous nous sommes arrêtés un peu au-dessus du Souk-el-Had, sur un mamelon pelé qui domine toute une plaine de vignes. En septembre, c'est dans le val un moutonnement de ceps encore bien verts, sur lesquels traîne une ouate légère et transparente. Il n'est que sept heures, et un gros soleil ovale, tout blanc, franchit les crêtes des Skhiat dans un ciel pâle et froid.

Surprise inespérée : nous n'avons pas fait cent mètres que, proches, mais cependant hors de portée, deux, trois, quatre compagnies se lèvent ensemble. Déployées d'abord en éventail, elles se resserrent et convergent en planant vers le bas et se remisent toutes ensemble dans un petit champ sec, embroussaillé de jujubiers ras, entre deux vignes ... Voilà du travail pour mon nez !

Je L'entends qui dit alors à M. le Greffier :

— Écoutez-moi bien. A cette heure, les perdreaux ne vont pas tenir. Je vais de ce pas avec Diane, qui est impeccable (je me rengorge), droit sur la remise. Pendant ce temps, gagnez ce col, à trois cents mètres, entre ce douar rose qui fume et ces deux oliviers. Avant même que je sois sur elles, les compagnies fileront vers vous. Et vous pouvez préparer vos cartouches ! Tirez avec du huit et du sept, et en cul, vous entendez, toujours en cul ! ...

Un si long discours m'étonne un peu. A la chasse, Il ne parle guère, mais Il est chic pour les camarades. Ce qu'il a dit est strictement vrai. Par ce semblant de vallon, les perdreaux vont filer vers une sale petite forêt d'arganiers que je connais bien et, jusqu'à midi, ils vont « percher ». Bien malin qui les tirerait alors. Il faut donc les avoir au passage.

M. le Greffier remercie, passe le fusil sous le bras droit et gagne le col pendant que, sans nous hâter, décrivant une légère courbe, nous allons vers le champ étroit où s'est tapi le gibier ... Je sais que, dans ces cas-là, puisque la remise est connue, je n'ai pas à faire de zèle. Mon rôle est de régler mes pas sur les siens.

Nous arrivons ... Silence total ...

Rien ne bouge. C'est inconcevable. Et pourtant c'est ainsi ... Bien mieux ! Nous sautons la murette et en plein maquis de jujubiers. Même silence.

Lui, à haute voix :

— Auraient-ils déjà, à toutes pattes, escaladé le mur et filé vers la vigne ?

Devant un point d'interrogation, je sais ce qui me reste à faire ... Un seul espoir : mon nez !

— Va, Diane ! ...

Justement, un capiteux fumet sous cette touffe.

— M ... ! C'est une tortue !

Mais, aussitôt, ce n'est plus un fumet, mais une bouffée, une vague de parfums ...

Et ça ne dure pas deux minutes ... Jamais je n'ai vu semblable aventure. Les pouillards se lèvent par deux, trois, quatre, au plus, à la fois.

Il tire. Il tire posément, et le gibier tombe, et là-bas, comme un écho, on entend M. le Greffier qui tire, qui tire, autant que Lui, plus que Lui ...

Durant ces deux minutes, je m'affole un peu, allant de la quête au ramassage, n'importe comment. Il a tiré treize fois. Je retrouve onze perdreaux. J'en ai la gueule tout emplumée. Lui est demeuré absolument immobile. Ça n'arrive tout de même pas souvent ...

— Eh bien ! madame Diane ! ...

C'est tout ce qu'il trouve à dire en hochant la tête. Il ramasse les oiseaux, les accroche au porte-gibier qu'un petit berger, attiré par la fusillade, met sur son dos, et en route vers notre ami qui a vidé la moitié de sa cartouchière.

C'est un Greffier encore très digne, mais dépité et bredouille, que nous trouvons là-haut. Il nous explique que l'angle de réflexion du soleil sur les canons du fusil ... (air connu), mais félicite mon maître, et de bon cœur. Lui, alléguant l'heure matinale, fait prévoir une excellente demi-journée, le réconforte d'espoirs, et, sur ce, nos deux camarades pétaradant déjà dans le lointain, nous nous séparons.

Mais c'est à ce moment précis — car tout arrive — qu'un vol de pigeons bleus, venu je ne sais d'où, nous frôle le crâne ... En trombe ... M. le Greffier s'est retourné, a épaulé d'un fort joli réflexe, et, pan ! pan ! les deux coups dans le vol qui s'écarte et monte à la verticale ... Un pigeon tombe, démantelé, mais court dans le chemin pour gagner la haie. M. le Greffier court aussi, rugit de joie, empoigne le pauvre oiseau, soulève le pan de cuir du carnier et l'engouffre dans la poche ...

— Vous auriez pu au moins l'achever, lui dit mon maître, qui ne peut voir souffrir les bêtes …

Mais le chasseur, dont l'enthousiasme dépasse sûrement la cruauté, enjambe un mur et disparaît avec un « A midi ! ... » claironnant.

Nous voici donc seuls, mais tout de même ennuyés. Le règlement ne tolère que douze pièces de gibier sédentaire par tireur et par jour. Et il nous reste quatre heures devant nous ...

— Une chose à faire, madame Chien ... Nous allons chercher un lièvre, quoiqu'il n'y en ait guère par ici. Et on tirera ce qu'on pourra. Pigeons, palombes, peut-être une ou deux cailles de vigne ... Qu'est-ce que tu en dis ?

D'un balancement particulier de la queue, j'acquiesce. Bien sûr ! ...

Et nous cherchons ...

C'est le cas de le dire : nous cherchons ... Toute la matinée, nous fouillons les haies, les chaumes, les lavandes sèches, les pampres où je gobe au passage quelques raisins ... Et pas le plus petit capucin ! Ne parlons pas des tas de cailloux qui calcinent les pattes, des jujubiers qui arrachent les poils et de cette sacrée réverbération du soleil sur un bled tout blanc.

Et il fait chaud !

Et il fait soif !

Et j'ai le bout de la queue en sang ! ...

Notre petit porteur indigène ploie sous la charge ... Plus d'espoir ...

L'auto est en vue. Elle brille, gros scarabée bleu, au bord du bois d'oliviers ...

Il est midi ...

Soudain, derrière une haie, voici M. le Greffier. Il a déboutonné sa veste, et la cartouchière pend, à peu près vide. Il a le chapeau sur les yeux et les joues sillonnées de rigoles sales. Il ne nous voit pas. Il bougonne. Il a encore l'énergie de lancer des cailloux dans les buissons. À cette cadence, il a dû, depuis le matin, déplacer des tonnes de matériaux.

Il le hèle :

— Alors, cette chasse ? ...

M. le Greffier sursaute, nous regarde, se redresse et lâche sur son pied droit son dernier silex. Puis, d'un geste las, il frappe le carnier tout plat. Il n'explique rien. Il ne tire pas même de conclusions. Mais, mélancolique, presque douloureux, ouvrant le carnier, il nous dit :

— Ah ! si je n'avais pas ce pigeon ! ...

Que les dieux sont donc parfois cruels ! De la poche béante, le pigeon s'envole, le pauvre pigeon tout juste étourdi, et qui, durant ces quatre heures, s'était refait des forces ...

Il s'envoie, le pigeon ... Deux ou trois coups d'aile en bascule, puis une héroïque chandelle vers le soleil. Et le pauvre chasseur, entortillé dans sa bretelle, tire, tire encore, pan ! ... pan ! ... sur l'oiseau bleu qui vole très haut, superbement convalescent ! ...

— Nom de Zeus ! ... rugit M. le Greffier.

Mais ce n'est pas tout. Tant de bruit a troublé le seul capucin du secteur, un capucin tranquille et doux qui dormait à nos pieds sous la haie et qui gicle, pauvre bête, au milieu du chemin et fait aussitôt sa culbute dernière, au coup de fusil de mon maître ...

L'auto n'est pas loin.

Heureusement.

Car M. le Greffier, sur ce dernier coup, a perdu toute dignité. Jamais je n'ai entendu autant de jurons, de malédictions et d'horreurs épandus en moins de deux cents mètres.

Et cela dans la bouche d'un honorable fonctionnaire, dont le rôle est justement de consigner par écrit les malheurs causés par les excès de passion des hommes ...

DIANE.

P. c. c. : Maurice CONTANT.

Le Chasseur Français N°655 Septembre 1951 Page 524