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L'avion et l'Everest

E Figaro Littéraire, dans plusieurs de ses numéros, a ouvert une enquête sur l'utilisation de l'avion en haute montagne, à l'occasion des tentatives à l'Himalaya. Les tenants et les adversaires de l'avion se sont affrontés, les uns au nom de l'alpinisme pur, les autres au nom du progrès. La note juste semble avoir été apportée par mon ami, le général Seive, grand spécialiste de l'aviation de montagne et de la photo aérienne.

« L'avion est capable d'aider les explorateurs de la haute montagne, et cela dans des limites très acceptables pour eux. Reconnaissances, prises de vues photographiques, parachutages, atterrissage d'avions à moyenne altitude et secours aux blessés sont dans ses possibilités. »

L'expérience himalayenne, celle surtout des explorateurs de l'Everest, qui, sans atteindre la cime, ont dépassé de 600 mètres le sommet de l'Annapurna et installé des camps de tentes ravitaillés par colonnes de porteurs jusqu'à 8.250 mètres, est la démonstration même du fait que, avec l'aide d'un avion parachuteur pour hisser les charges aux différentes étapes de la montée, l'assaut de l'Everest eût été depuis longtemps une victoire. Les défaites éprouvées par les grimpeurs eurent pour unique source le fait que, trop souvent, les membres des ultimes cordées destinées à donner l'assaut au pic culminant avaient dû s'épuiser en allées et venues avec les porteurs indigènes, voire, même porter en personne des charges épuisantes, au lieu de réserver toutes leurs forces pour la bataille finale.

Les grandes expéditions anglaises qui se terminèrent par la disparition de Bruce et de Mallory au-dessus de 8.600 mètres —et l'on ignore encore s'ils périrent en montant ou après la victoire, en revenant de la cime — ont eu pour organisateur un vétéran de l'Himalaya, le général Sir Francis Younghusband, qui gagna la Croix de Victoria comme jeune lieutenant dans le Népal et commanda les forces britanniques sur l'Euphrate en 1916. Il a victorieusement démontré que l'attaque purement « alpine » de l'Everest devait se doubler d'une organisation de l'intendance, des « étapes et services » longuement méditée.

Pour entretenir un petit groupe d'attaque au-dessus de 6.000 mètres, il faut un camp de dix hommes à 7.500 mètres, lui-même desservi par un autre plus important à 6.500 environ, et ce dernier abondamment pourvu par une base fixe, nombreuse et regorgeant de tout, à l'altitude du mont Blanc. D'où un va-et-vient de fourmis tout le long de la pente, un horaire comparable au dispatching d'une gare ferroviaire, si l'on veut que les pionniers de tête puissent n'avoir qu'à boire, manger et dormir, avant de tenter la grande aventure. Sur l'Everest, Mallory s'était fatigué en montées et en descentes inutiles, pour stimuler des cordées qui n'arrivaient pas, et Bruce avait dû, à 8.000 mètres, hisser un sac de 20 kilos pour donner l'exemple à des porteurs découragés.

De même, lors de l'expédition française à l'Annapurna, l'emploi de l'avion depuis les camps inférieurs eût permis de ramener en quelques heures les alpinistes souffrant de congélation des doigts et d'éviter des amputations dues aux lenteurs du transport à dos ou en civière jusqu'à des vallées de plus en plus chaudes.

Si donc nous n'admettons pas comme prouesse alpine le fait de sauter en parachute à une demi-heure d'un sommet pour y monter d'un pas guilleret, il est par contre fort admissible d'envoyer une tonne ou deux de matériel, tentes, vivres, couchage, etc., à 6.000 mètres et plus, permettant ainsi aux alpinistes qui sont montés « les mains dans les poches » de se réserver tout entiers pour l'attaque finale. Après s'être épuisés à monter ou à descendre cinq à six fois la hauteur de l'Everest, les Anglais parvinrent à plusieurs reprises à environ 250 mètres du sommet — si même la cordée Mallory-Bruce ne l'a point atteint. Il est permis de croire qu'aidés par l'avion, soulagés de la question transport, ces mêmes audacieux auraient facilement foulé la cime.

Moulliard, qui fut le grand précurseur du vol à voile et de l'avion, monta un jour de calme parfait jusqu'au sommet de la grande pyramide d'Égypte, avec un sac de 100 kilos sur le dos. Mais l'astucieux farceur avait eu la précaution de réduire auparavant ce poids à zéro, en attachant le sac à un ballon de capacité appropriée, gonflé à l'hydrogène. Et il gagna ainsi, non sans discussions effrénées, son pari d'un dîner à tout casser pour vingt personnes dans le premier restaurant du Caire. La prouesse du bon Moulliard, pour n'avoir été qu'une plaisanterie, nous montre ce que pourrait faire l'alpiniste, une fois son « barda » rendu à pied d'oeuvre. Actuellement, au mont Blanc, un téléférique minuscule hisse les sacs des amateurs depuis le haut du funiculaire de Tête Rousse jusqu'au refuge de l'aiguille du Goûter, à près de 4.000 mètres. Nul ne se croit déshonoré de monter ensuite délesté, et l'ascension du mont Blanc devient infiniment plus agréable qu'au temps où il fallait, dès le début, se transformer en mulet.

Les « purs », jetteront sans doute les hauts cris. Il en fut toujours ainsi. Mais rien ne sert de refuser de mettre toutes les chances de son côté. Le pilote qui doit décoller à pleine charge d'un terrain trop court n'hésite pas à doubler par des fusées l'action de son moteur, et il n'y a pas de honte à ça.

Évidemment, il ne faut pas exagérer.

« Moi, monsieur, j'ai fait une fois le tour du monde en moins de dix minutes », me confiait mon voisin lors d'un banquet de géographes. Et, comme je pouffais de rire, il m'apprit, à mon intense stupéfaction, que lorsque lui, Roald Amundsen, avait planté son drapeau au pôle sud, il s'était offert ensuite, bras dessus bras dessous avec ses deux camarades, une petite promenade circulaire en chantant de vieilles chansons de son pays. A coup sûr, ce « tour du monde-là » ne valait pas celui de Magellan, et le bon Amundsen ne l'avait jamais pris au sérieux. Mais le jour où une caravane de marcheurs, progressant par ses propres moyens, mais ravitaillée en vivres et en équipement par parachutages, arrivera au point le plus élevé du globe, il n'y aura nullement lieu de se voiler la face et de crier à l'abomination.

Et ce jour, si la paix revient aux confins du Cachemire, du Népal et du Tibet, n'est probablement plus très éloigné.

Robert LARAVIRE.

Le Chasseur Français N°655 Septembre 1951 Page 540