Accueil  > Années 1951  > N°655 Septembre 1951  > Page 540 Tous droits réservés

Sur le stade

Professionnels et amateurs

La saison de football est ouverte. Bravant la canicule, sous le soleil d'août, de jeunes hommes s'occupent à courir derrière un ballon sur les stades de France. Naguère, l'exercice était réservé à des saisons moins brûlantes. Le football, divinité moderne, n'admet plus que de brèves détentes. Ses adeptes professionnels sont condamnés à le servir sans trêve. En juin, ils avouaient leur lassitude, ils se disaient saturés, écœurés. Au championnat ont succédé, pour les grands clubs, des tournées. « Grâce ! Grâce ! » suppliaient les athlètes, harassés. À peine rentrés chez eux, il leur a fallu reprendre l'entraînement. Beaucoup, par surcroît, ont connu la fatigue et les soucis d'un déménagement. Ceux-là ont été « vendus ». Très cher le plus souvent, précisons-le tout de suite.

Dirigeants et exécutants n'ont oublié qu'un détail, à notre avis essentiel : c'est que le football est un jeu. M. de La Palice — grand homme méconnu — dirait que la chose est évidente puisque ceux qui manient la balle sont appelés des joueurs. N'ayons pas honte, pourtant, de proclamer des vérités premières puisqu'elles sont bafouées.

Indiquons tout de suite, pour qu'on ne nous accuse pas d'exagération et de dénigrement systématique, que nous aimons le football, autant et plus que les autres spectacles sportifs de qualité ! Les jours de grands matches, nous expédions notre déjeuner à des heures impossibles, piétinons devant les guichets, attendons sur les durs gradins des populaires le coup d'envoi et, pendant la partie, nous vibrons, hurlons et sifflons à l'unisson des plus exaltés. Aux gens sages et pondérés qui seraient tentés de juger déraisonnable une telle conduite, nous répondrons que cette maladie du football est loin d'avoir, en France, atteint son paroxysme. En Angleterre, des stades de quatre-vingt, voire de cent mille places, se révèlent parfois trop exigus pour contenir les foules. En Italie, en Espagne, la fièvre du football est plus intense que chez nous. Quant à l'Amérique du Sud, elle délire les jours de rencontres capitales, et il n'est pas rare qu'un spectateur soit frappé d'apoplexie quand son favori est battu.

Donc, nous saluons cette vogue, cette frénésie du football comme un phénomène normal des temps modernes. Il en existe de plus dangereux et de moins sympathiques.

Mais, dans l'excès même, il est recommandé de garder une certaine mesure. Nous disons que les limites sont dépassées quand, pour ne prendre que deux exemples, certains considèrent la défaite de l'équipe française par l'équipe italienne comme un désastre national et quand on cote un joueur habile dix, voire quinze millions. Cette dernière somme a été offerte — et refusée — pour la cession d'Antoine Bonifaci, un garçon de dix-neuf ans.

Devant de pareilles enchères, on conçoit que les joueurs de qualité fassent payer très cher leurs services. En additionnant salaires et primes, on arrive à des traitements doubles ou triples de ceux d'un président de cour d'appel ou d'un doyen de faculté.

Ne nous indignons pas trop : c'est la loi de l'offre et de la demande qui s'impose. Pour former les trente-six équipes réparties entre les deux divisions, il faudrait puiser dans une masse de cinq cents joueurs robustes, alertes et possédant la technique de leur métier. Ces cinq cents joueurs n'existent pas en France. Les meilleurs, ou les moins médiocres, sont considérés comme des phénomènes, des merles blancs ou des moutons à cinq pattes, dont la valeur ne saurait être surestimée. Et l'on arrive à ce résultat paradoxal que, malgré l'accroissement des recettes, les caisses des clubs voient augmenter leur déficit.

La solution du problème paraît simple. Au lieu de se ruiner en se disputant les rares vedettes, au lieu de pratiquer des échanges coûteux, les clubs seraient sages de puiser dans le vaste réservoir alimenté par les jeunes qui jouent pour leur seul plaisir, sans quitter le domaine de leur région. Nous aurions des équipes typiquement bretonnes, gasconnes, flamandes, auvergnates ou provençales, avec, chacune, son caractère, son tempérament, cet amour de la petite patrie, des couleurs, créateurs d'ardeur, d'enthousiasme.

Les formations qu'on nous présente actuellement comme les championnes de telle ou telle ville ne sont, en réalité, que d'étranges cocktails aux éléments hétéroclites. Veut-on la formule de l'une d'elles qui a connu, cette année même, le succès : trois Suédois, un Argentin, des Français recrutés en Algérie et un peu partout, le tout complété par trois gars de la contrée. Il faut avoir de grandes facultés d'illusions pour croire qu'une telle équipe fait honneur à sa province.

Donc il serait nécessaire de procéder à une sélection parmi les quelque cinq cent mille amateurs qui tapent dans une balle. Les mieux doués, physiquement et moralement, seraient instruits, entraînés, élevés graduellement au niveau de l'équipe première. Les sacrifices financiers seraient minimes, et on aurait la satisfaction d'avoir accompli une œuvre louable.

Oui, mais cette politique raisonnable se heurte à une objection majeure. Il faudrait des années pour la mener à bien. Or le public exige des résultats immédiats. En partie, il est le grand responsable de la crise. Ce qu'il vient voir, ce n'est pas une partie agréable. Il vient voir gagner « son » équipe. Il préfère une mêlée confuse couronnée par la victoire de ses favoris à une belle partie qui s'achève par une défaite. Les rencontres amicales, qui ne comportent nul enjeu concret, se disputent devant des tribunes vides.

Il serait aisé d'illustrer par un graphique cette constatation désolante. Nous n'aurions qu'à inscrire la courbe des recettes, dans une grande ville dont l'équipe, il y a peu d'années, était championne de France. Après une défaite même imméritée, le stade est déserté ! Que survienne un succès, il se remplit, le prochain dimanche. Seul le résultat importe.

Est-il trop tard pour remonter le courant, pour rompre avec de fâcheuses habitudes ? Nous ne le pensons pas. Et, même si nous le pensions, nous rappellerions la devise du taciturne : « Il n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre. »

D'abord, les clubs menacés de faillite pourraient conclure un pacte leur interdisant de s'arracher réciproquement leurs joueurs. Ils devraient ensuite se pencher sur leurs minimes, leurs cadets, leurs juniors, reporter sur ces espoirs leur sollicitude.

Sur un échelon plus élevé, la Fédération devrait s'ingénier à resserrer son calendrier, de façon que les professionnels puissent, en de longues vacances, se reposer, se guérir de leur intoxication de football, retrouver leur spontanéité, la joie de pratiquer leur sport.

A tous, il faudrait recommander la vertu de patience. La maison ne sera pas remise en ordre ni en un jour, ni en une année ; un adolescent adroit ne devient pas un virtuose en quelques semaines. Ne soyons pas trop pressés. Acceptons les insuccès sans crier au désastre.

À un barbouilleur pressé d'acquérir gloire et fortune, un peintre illustre lançait : « De mon temps, jeune homme, on n'arrivait pas. »

Si, on arrive. Mais les buts ne s'atteignent pas sans effort et persévérance. Ces buts qui, en ce qui concerne le football, ont une importance capitale.

Jean BUZANÇAIS.

Le Chasseur Français N°655 Septembre 1951 Page 540