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Roman et réalité

Les trois mousquetaires

Parmi les innombrables œuvres d'Alexandre Dumas père. Les Trois Mousquetaires est certainement la plus populaire. Ce livre aux nombreux épisodes, bourré d'aventures de cape et d'épée, a passionné des générations de lecteurs de tous âges.

Contrairement à ce que l'on pourrait croire, tout n'est pas entièrement imaginaire dans ce roman. Certes, le père spirituel de Monte-Christo a pris, avec l'histoire officielle, de grandes libertés, mais toutefois la sagacité de quelques érudits, dont M. Charles Samaran, nous permet aujourd'hui de démêler la vérité de la fiction.

Comme l'a très bien montré Henri d'Alméras, trois écrivains ont collaboré à ce chef-d'œuvre. Tout d'abord un certain Gatien de Courtilz, auteur des Mémoires de d'Artagnan ; puis Auguste Maquet, qui a en quelque sorte dressé le plan et rédigé le brouillon du texte définitif ; enfin le bon Dumas, qui y a mis son « coup de patte » et a animé le scénario de dialogues, de trouvailles pittoresques, bref d'une vie extraordinaire. La documentation de Maquet et de Dumas père fut très mince ; elle se composa à peu près uniquement du premier volume des mémoires — faux d'ailleurs — du célèbre d'Artagnan ; c'est évidemment insuffisant pour écrire un travail sérieux, mais cela était bien le dernier souci d'Alexandre Dumas. Peu cultivé, lisant rarement, il demandait à ses secrétaires de lui apporter une trame sur laquelle il brodait, sans prendre garde aux anachronismes.

Évoquons tout de suite cette troupe d'élite que constituèrent les mousquetaires. Ils étaient divisés en deux compagnies et faisaient partie de la maison militaire du roi. Leurs noms de mousquetaires gris ou noirs venaient de la couleur de leurs chevaux. Ces brillants cavaliers — d'ailleurs fantassins à l'origine — portaient un uniforme rutilant, orné de croix et de dorures, chamarré sur toutes les coutures. Au XVIIe siècle, ce corps était non seulement populaire, mais aussi très recherché par les nobles. Assurant la garde du monarque, ces officiers avaient toutes facilités pour se distinguer et devenir, quoique issus de familles pauvres, de véritables chefs. Cette bonne fortune advint au fameux d'Artagnan.

Charles de Batz-Castelmore, plus connu sous le nom de d'Artagnan, était né, entre 1610 et 1620, au vieux manoir de Castelmore, juché au sommet d'une croupe, aux confins de l'Armagnac et du Fezensac. Suivant la tradition, pieusement recueillie par de Courtilz, le jeune homme se rendit à Paris, monté sur un bidet de vingt-deux francs et nanti d’un maigre viatique de dix écus. Nous sommes, il faut bien l'avouer, assez mal renseignés sur les débuts dans la carrière militaire du futur héros d'Alexandre Dumas, les chapitres de cet excellent de Courtilz étant fort sujets à caution. Cependant, dès 1657, d'Artagnan compte à l'effectif d’une compagnie de mousquetaires. Il mène alors une double vie, à la fois guerrière et mondaine, et habite rue de Bucy, non loin du quartier de son unité.

Le 5 mars 1659, il signa un contrat de mariage avec dame Charlotte-Anne de Chanlecy, veuve d'un hobereau bourguignon, qui, connaissant sans doute les habitudes des gentilshommes du temps, refusa, par avance, de payer ses dettes. L'harmonie dura peu dans le ménage, l'époux — alors agé d'une quarantaine d'années — étant volage et d'une moralité assez douteuse. L'inventaire de son mobilier nous renseigne sur ses goûts. Nous n'ignorons point, grâce aux recherches de Samaran et de G. Lenotre, qu'il portait une robe de chambre à la turque, doublée de satin vert, et qu'il se barbouillait le nez de tabac ! A. Dumas n'a pas connu ces détails prosaïques, qu'il aurait évidemment passés sous silence.

En 1661, d'Artagnan fut chargé par Louis XIV d'une mission particulièrement délicate, celle d'arrêter le fameux surintendant Fouquet ; en bon Gascon, il s'en tira avec tact, réussissant, ce qui peut paraître paradoxal, à satisfaire son souverain et son prisonnier ! Puis il s'occupa activement de sa compagnie, dont il était, en fait, le chef ; en 1665, il se trouva investi de la charge — alors fort enviée — du commandement effectif de cette magnifique troupe. Il sut en faire non seulement un corps destiné à la parade, mais aussi à la guerre. En vers de mirliton, un poète et journaliste du temps nous apprend qu'à la suite d'une revue

M. d'Artagnan, sage et preux,
fut reçu d'un air gracieux
par le Roi-Soleil.

En 1666, notre héros est nommé capitaine ... des petits chiens courant le chevreuil, poste important, malgré son titre un tantinet ridicule; puis, au début de 1667, il est enfin nommé, après maintes tergiversations, capitaine-lieutenant de la première compagnie des mousquetaires. Dès lors, il est M. le comte d'Artagnan. Il est promu gouverneur de Lille, en récompense de ses bons services, car son instruction laissait fort à désirer ; qu'on en juge par ce court billet :

« J'é cru que vous trouveriés boun que je vous die que je croy qu'il et du cervise du roy que dans la fin du mois nous abandounons le vieus rempar de la ville de Lille du costé de la ville neuve. » Il faut en prendre son parti ; de nos jours, le sympathique personnage du bon Dumas serait honteusement recalé au certificat d'études ...

Mais sa bravoure rachetait largement ses fautes d'orthographe. En 1673, celui que les annuaires du temps nomment messire Charles de Castelmore, seigneur d'Artagnan, est à l'armée du roi, devant Maestricht. Courageusement, les mousquetaires de Sa Majesté montent à l'assaut, laissant derrière eux de nombreux morts. Parmi ceux-ci figure leur capitaine, tué raide, la gorge traversée d'une balle de mousquet. Louis XIV, dit-on, le pleura, et un poète écrivit sur cette fin tragique ce fort beau vers :

D'Artagnan et la gloire ont le même cercueil ...

Un héros venait d'entrer dans la légende. Passons à présent en revue les compagnons de ce Gascon héroïque et sympathique, dont Alexandre Dumas a su faire un type si parfait de l'officier de fortune ... et à bonnes fortunes.

M. le comte de Troisvilles — tel était son nom — a réellement existé. Né, en 1598, en Béarn, il était, nous dit Armand Praviel, le « protecteur-né des Gascons ». Il aimait recevoir ses compatriotes et ses soldats dans son hôtel de la rue de Tournon. L'histoire officielle ne nous dit pas si d'Artagnan y rencontra ses camarades que la plume de Dumas, dirigée par Maquet, a immortalisés, mais cela n'a rien d'impossible, car eux aussi ont existé.

Athos était neveu à la mode de Bretagne de M. de Tréville. Il se nommait, en réalité, Armand de Sillègues d'Athos d'AutevilIe et était issu d'une famille fort honorable des environs d'Oloron. Il mourut fort prosaïquement à Paris, en 1643. « Il faut donc renoncer, écrit Armand Praviel, à toutes les aventures qui lui furent prêtées plus tard sous le nom de comte de la Fère, auprès de Raoul de Bragelonne. »

Porthos, lui, était d'une autre génération. Né à Pau, en 1617, il était presque le contemporain de d'Artagnan. Isaac de Portau entra aux mousquetaires presque en même temps que le principal héros de l'auteur de Joseph Balsamo. « Pour retrouver aujourd'hui son souvenir, note Armand Praviel, il faut se rendre à Lanne, où son château est encore en excellent état ; ses tours carrées, son toit d'ardoise dominent du haut d'un mamelon la riante vallée du Vert, qui mérite si bien son nom. La demeure est seigneuriale, à tel point que sa chapelle s'est révélée assez vaste pour devenir l'église du village. »

Aramis était, lui aussi. Béarnais; abbé laïque d'Aramitz, il avait pour père un mousquetaire. Il servit dans cette glorieuse unité, mais, il faut le souligner, il ne fut jamais question d'en faire un évêque ni même un général des jésuites ! Il épousa, en 1650, une demoiselle Jeanne de Bonnasse dont il eut quatre enfants ; il termina donc sa vie en bon père de famille ...

Seul d'Artagnan eut une carrière militaire importante et glorieuse ; aussi, peu de temps après sa mort, un homme de lettres fort obscur, nommé Gatien de Courtilz, s'empressa-t-il d'en tirer parti. Il rédigea une sorte de vie romancée de notre héros ; cependant, il faut lui rendre cette justice, il entremêla ses récits de passages puisés à de bonnes sources. Il a donc, au milieu de quelques mensonges, publié de nombreux faits historiques, mais souvent légèrement déformés afin de les rendre plus amusants. C'est à cet ouvrage que puisa le collaborateur d'Alexandre Dumas père, et c'est à l'aide de ces mémoires — d'une lecture encore agréable — que le grand romancier brossa, à larges traits, ses immortels Trois Mousquetaires, si attachant et dont les exploits, dignes d'un film d'aventures, sont dans toutes les mémoires.

Roger VAULTIER.

Le Chasseur Français N°655 Septembre 1951 Page 571