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L'arbre des voyageurs

Au-dessus de l'immensité de la sylve africaine s'élève, dans l'arrière-pays du sud de Kribi, la silhouette caractéristique du mont Éléphant. Pour l'observateur venant de la mer, ce petit massif isolé imite avec une rare perfection la partie supérieure d'un éléphant vu de profil et enfoncé aux deux tiers dans une haute végétation. Malgré son emplacement intérieur, il figure comme mer sur la plupart des cartes marines de la région, car le littoral de cette partie du Cameroun est dépourvu de points de repère. Le regard s'y fatigue à ne rencontrer qu'une muraille de forêts soulignant de sa sombre masse les teintes claires des plages de sable jaune et de l'éternelle barre aux crêtes blanches qui la précèdent.

Cap au nord, notre cargo longeait ce paysage au début d'une saison sèche pour se rendre au mouillage de Kribi. Je connaissais les parages. A notre passage dans le prolongement de l'axe de l'embouchure du Lobé, les pointes de la forêt allaient découvrir pendant quelques minutes une vaste cataracte, que sa propre érosion avait fait reculer à l'intérieur des terres. Je tenais mes jumelles prêtes pour jouir, une fois de plus, du lointain spectacle. Malgré la distance, il me fut possible de distinguer qu'en ce changement de saison l'abondance des eaux du Lobé était extraordinaire ; la cataracte principale présentait en effet l'aspect d'un seul et unique immense rideau blanc. Dans son cadre grandiose de verdure foncée, encore que limité au champ de vision de mes jumelles, ce rare tableau me suggéra la possibilité de profiter, à l'escale, d'une demi-journée de liberté pour visiter l'endroit et en emporter quelques vues.

À Kribi, nous trouvions une barre maniable. Tout près de la mission catholique, le Lowry, une autre petite rivière du pays, arrive au rebord d'un massif rocheux et fait une chute d'une dizaine de mètres avant de s'engager sous le pont en fer de l'étroite route primitive qui s'arrête un peu plus loin au village indigène.

C'est là que je passais au début de l'après-midi du lendemain, ayant laissé à un camarade le soin de s'occuper du chargement de cacao, de palmistes et de bûches d'ébène, qu'à de longs intervalles les surf-boats de nos Kroomen firent déboucher derrière la pointe où s'élève le petit phare blanc au fonctionnement alors plutôt incertain. Dans l'éloignement, les chants mélancoliques des pagayeurs se firent plus faibles. C'était l'heure où la puissance du soleil, toujours redoutable dans ces parages, devient dangereuse même aux porteurs du casque.

L'ombre fraîche et humide de la forêt, où maintenant je m'engageais, me causa un soulagement très réel. Apparemment tracé avec une fantaisie tout africaine, le sentier montait et descendait, passait dans des flaques d'eau et évitait sans arrêt des contreforts d'arbres, dont les sommets étaient masqués par le feuillage bleu métallique ou vert plombé de leurs voisins moins élancés. Quelle pouvait être la hauteur de certains de ces géants ? Je n'en sais rien. Pour les maintenir, les contreforts montaient parfois jusqu'à 10 mètres, faisant occuper à la base de l'arbre des surfaces allant jusqu'à 100 mètres carrés et plus. Par endroits, le bruit des rouleaux de la barre rappelait la proximité de la mer ; ailleurs, je me sentais perdu au milieu des touffes et n'entendais que le bourdonnement de milliers d'insectes.

Une dizaine de paillotes animaient la solitude d'une clairière inondée de lumière et s'étendant jusqu'au bord de la mer. En dehors de la cueillette des fruits du pays, les habitants semblaient vivre de la pèche et d'un peu d'agriculture. Le silence impressionnant des lieux indiquait cependant que l'heure de la sieste n'y était pas terminée, explication spécieuse, mais à mon avis suffisante, de l'absence totale de rencontres depuis mon départ. Rentré au sein de la forêt, je vis par de nombreux défoncements du sentier, qu'un éléphant l'avait emprunté sur une centaine de mètres. Les traces n'étaient pas vieilles, mais semblaient néanmoins dater de plusieurs heures au moins. C'était désagréable ; dépourvu d'armes, je ne me sentais aucune envie d'une rencontre avec un de ces vieux mâles solitaires au caractère aigri et, après un coup d'oeil sur la montre, me promis de rejoindre Kribi avant le crépuscule.

Un grondement lointain, que depuis un moment j'avais pris pour être celui de la barre, me frappait tout d'un coup par sa régularité. C'étaient les chutes du Lobé, qui s'annonçaient ainsi à travers la forêt. Le bruit m'attira et devint vite impressionnant. Abritées par de hautes herbes et d'abondantes touffes de buissons, des paillotes occupaient à l'orée de la forêt une légère pente, derrière laquelle montaient, sur un fond de couleur vert sombre, les vapeurs de la cataracte. À la suite des pluies encore récentes, la rivière était haute et charriait une eau limoneuse qu'elle faisait tomber ici, au milieu d'un cadre majestueux et solitaire, d'une hauteur de 15 mètres. Le bouillonnement des eaux, l'écume à la base des colonnes blanches, les nuages de bruine qui remplissaient l'air de mille arcs-en-ciel, un bruit de tonnerre analogue à la décharge continuelle de pièces d'artillerie me firent oublier toute notion de temps. De part et d'autre d'un rocher avancé, plus résistant, monté par un peu de végétation, les eaux avaient creusé deux vastes courbes en forme de fer à cheval, qu'en me déplaçant au moyen d'une pirogue amarrée dans le bief inférieur je me mis à photographier. L'allure générale du paysage, les hautes rives de ce bief indiquent que dans un temps lointain la rivière s'était jetée directement dans la mer à quelque 600 mètres en aval de l'emplacement actuel des chutes.

Revenant sur la berge, j'y trouvai quelques noirs, ainsi que le propriétaire de la pirogue. Il y eut des propos de bonne humeur avec de ces gros rires qui sont le propre des noirs du golfe de Guinée, et on finit par m'offrir du vin de palme, que j'acceptai malgré la propreté plus que douteuse du verre déterré, pour la circonstance, de quelque recoin de case. Au moment de mon départ, tous les habitants de la clairière étaient rassemblés, spectacle curieux, car il y avait dans le groupe une bonne douzaine d'albinos. Je dus serrer de nombreuses mains en quittant ce petit oasis de la paix.

Comme d'habitude, le chemin du retour me sembla moins long. Cette fois, les habitants de la clairière à mi-chemin de Kribi étaient bien réveillés et, sans fausse gêne, me demandèrent d'où je venais et où je me rendais. Là encore, je remarquai le même fort contingent d'albinos. Leur curiosité toutefois ne tarda pas à s'expliquer, quand ils se mirent à me parler d'un vieil éléphant qui avait ravagé une partie de leurs plantations et dont ils avaient demandé la destruction aux autorités de Kribi. Je ne doutai pas que c'était celui dont j'avais examiné les traces. Ce qui surtout les étonnait, c'était ma promenade solitaire et sans armes. En ce moment, aucun parmi eux n'aurait voulu se risquer ainsi dans la forêt environnante. Voyant que le jour approchait de sa fin, ils me pressèrent de passer la nuit avec eux ou alors de hâter mon retour pour ne pas être surpris en pleine forêt par la tombée de la nuit. Un peu pensif, plutôt à regret aussi, je pris ce dernier parti.

Le soleil allait se coucher, lorsque le hasard me fit remarquer, à la droite du sentier, un magnifique spécimen de l'arbre des Voyageurs. Malgré l'heure tardive, ma curiosité — ou était-ce ma bonne étoile ? — me fit quitter le sentier pour vérifier ce que j'avais entendu dire de cet arbre extraordinaire.

Il s'agit d'une espèce que les colons prennent habituellement pour un genre de palmier, mais qui appartient en réalité à la famille des musacées. On le rencontre dans toute l’Afrique équatoriale, mais il semble avoir son origine dans l’île de Madagascar, où il est particulièrement fréquent. Ce fait explique le nom scientifique de Ravenala madagascariensis que les botanistes lui ont donné. La seule autre espèce du genre Ravenala se rencontre d'ailleurs dans le bassin de l'Amazone et se distingue de celle du vieux monde par l'absence totale de tronc ou par un tronc très court. La grande caractéristique de l'arbre est la magnifique disposition de ses énormes feuilles en forme d'éventail. Mesurées avec leurs pétioles, elles atteignent une longueur de près de 3 mètres, alors que l'arbre lui-même peut aller jusqu'à 25 mètres de hauteur. Son tronc paraît annelé par de grosses écailles opposées qui sont autant de vestiges pétiolaires. La forme de la fleur est à peu de choses près celle de la belle Strelitzia de nos fleuristes, mais, comme celle du bananier, qui fait partie de la même famille, elle est beaucoup moins voyante et plus petite, d'un blanc sale peu apparent. Avec un peu d'imagination, on lui trouve une certaine analogie avec une tête de pélican au bec ouvert et muni de plusieurs langues. Cette disposition très excentrique de ses organes met le novice en présence d'un véritable casse-tête botanique. Il faut, en effet, remonter aux éléments de cette science pour reconnaître ici, dans les interstices des curieux pétales, le pistil et les six étamines, dont une est stérile. Dans les principales langues européennes et africaines, le nom commun de l'arbre des voyageurs garde la même signification. L'explication en est que la partie basse des pétioles est creuse et que chacun contient environ un demi-litre d'une eau excellente et parfaitement fraîche.

Au moyen de mon couteau, je pratiquai donc une ouverture à la base d'un pétiole bien vertical : en l'absence d'un accès d'air, l'eau ne se présentait pas. Il aurait donc encore fallu percer un peu plus haut pour obtenir l'effet attendu ...

J'en étais là, lorsque, dans la direction du sentier où je venais de passer, des bruits variés de branches brisées, de violents soufflements et un roulement régulier de pas puissants plus ou moins sourds, accompagnés par moments d’un crissement de succion, me firent tressaillir.

Occupé de mon arbre des voyageurs, j'avais cessé d'être sur mes gardes. Ma surprise en fut maintenant d'autant plus brutale. Étouffant un juron, maudissant mon imprudence, le cœur battant à se rompre, je me baissai pour me glisser doucement, mais avec vivacité, derrière le contrefort d'un grand arbre. Jamais, je crois, mes idées ne s'étaient succédé aussi vite. L'éléphant était à 25 mètres, trop loin, sans doute, pour m'avoir entendu, un immense mastodonte gris sale, qui avançait avec nonchalance au milieu du sentier, écartant tout sur son passage avec ses larges épaules. Aucune trace de brise. À cette heure du jour, s'il y en avait, elle devait venir de la mer. Le hasard m'avait placé du bon côté : la bête ne me sentirait pas ; c'était important, car elle allait passer à 3 mètres de ma cachette, et son odorat est meilleur, dit-on, que celui du chien. Au passage, tranquillement, l'énorme trompe glissa le long des branches, les privant adroitement de toutes leurs feuilles pour les enfourner dans la bouche. Me souvenant de la mauvaise vision de l’éléphant, je me risquai à découvrir une partie de ma tête pour le voir de près. Un très vieux seigneur, des défenses noires, sauf près des gencives, et de la grosseur d'un fort bras d'homme, celle de gauche brisée vers le milieu, mais néanmoins au bout arrondi par l'usage qui en avait encore été fait, de profonds plis dans la peau, avec des couches de terre sèche craquelée et ballottant par endroits au bout d'un poil comme des grelots, de petites taches blanches d'excréments d'oiseaux sur le dos. Une impression de très grande vieillesse se dégageait de tous ces détails. Sûr de lui, ne craignant absolument rien, sans méchanceté dans les petits yeux attentifs, mâchant avec bruit et soufflant à intervalles par la trompe constamment agitée, maître absolu de la forêt, le redoutable animal passa devant moi dans le crépuscule avancé ...

Tout cela, au fait, n'avait pas duré une minute. Revenu de mon émotion, je me mis à écraser les moustiques qui me torturaient, puis, avec circonspection, je retournai vers le sentier. Les bruits de l'avance du pachyderme se mouraient au loin pendant que, très vite maintenant, la nuit tombait. Je n'avais pas de lampe torche et, en poursuivant mon chemin, je fis d'innombrables faux pas dans les traces de mon compagnon de route. Leur absence subite à quelque 500 mètres de l'arbre des voyageurs me fit admettre qu'il avait quitté le sentier à cet endroit.

Ce fut dans une obscurité totale que, lentement et avec une prudence infinie, j'effectuai la dernière partie de mon parcours dans la forêt. Sans arrêt je me blessais en tâtant mon chemin. Des myriades de moustiques m'assaillaient chaque fois que je tombais sur des branches ou trébuchais contre les sous-bois. Très souvent je dus m'arrêter pour écouter le bruit lointain de la barre, qui était maintenant mon seul moyen d'orientation. En apercevant enfin, après une éternité, la lueur des quelques ampoules électriques de l'éclairage de Kribi, je me rendis compte que ma fatigue, bien réelle pourtant, était surtout le résultat des émotions de la dernière partie de mon parcours et de la peur de m'égarer dans la forêt vierge, plutôt que de ma longue marche dans la chaleur équatoriale.

Il était trop tard pour retourner à bord. Le petit embarcadère en aval de la chute du Lowry était désert, et d'ailleurs, en Afrique, on n'essaye pas sans force majeure de passer la barre quand la nuit est venue. Il ne me restait qu'à faire demi-tour.

Installé quelques minutes après à la lumière d'un fanal à pétrole dans le confort relatif, mais alors combien apprécié, de la case de mon ami M'Pondoh, le pointeur noir de la W. W. King de Kribi, je pris une autre fois la vaine résolution de mieux évaluer, à l'avenir, mes possibilités en face de celles d'une nature qui ne pardonne pas ...

René R.-J. ROHR,

Capitaine au long cours.

Le Chasseur Français N°655 Septembre 1951 Page 574