ANS son bureau Empire du boulevard de Strasbourg, M. le
directeur du Théâtre des Trois Canards était très occupé à faire une « patience ».
Ayant étalé sur son sous-main les trente-deux cartes dans la disposition
voulue, le front soucieux, la lèvre en une lippe attentive, il manœuvrait
fébrilement les cartons avec l'espoir d'arriver à un résultat positif.
La porte s'ouvrit et le groom entra.
— Qu'est-ce que c'est ? demanda le directeur d'un air
ennuyé.
Le groom ôta sa casquette et présenta une fiche de papier.
— C'est un monsieur qui voudrait vous parler. Le directeur
jeta un coup d'œil sur la fiche où étaient tracés ces mots au crayon :
Jean Bonaud auteur dramatique.
Il posa le papier sur son bureau et dit au groom :
— Dites à ce monsieur que je suis très occupé, qu'il veuille
bien attendre un peu. Je vous sonnerai.
— Bien, monsieur.
Resté seul, le directeur continua son travail absorbant. Au
bout de vingt minutes, la dernière carte en jeu, le roi de carreau, étant allé
retrouver la dame de carreau qui l'attendait au sommet d'un paquet et la
patience étant ainsi réussie, son visage se dérida. Il appuya de l'index sur un
bouton blanc. Le groom parut.
— Faites entrer ce monsieur.
En homme habitué à la mise en scène, il disposa rapidement
quelques dossiers sur la table et feignit de consulter attentivement une
lettre. M. Jean Bonaud entra et salua. Le directeur tendit la main.
— Excusez-moi, monsieur, mais je suis très pris. Mon métier
ne laisse que de rares moments libres ... Veuillez m'expliquer le but de
votre visite. Asseyez-vous.
M. Jean Bonaud était un tout jeune homme à l'air timide,
portant lunettes et longs cheveux. Assis sur l'extrême bord du fauteuil, il
tira d'une serviette de cuir un mince dossier.
— Voici, monsieur, dit-il en avalant sa salive, je me permets
de vous proposer une pièce en un acte dont je suis l'auteur. Je sais que le Théâtre
des Trois Canards est spécialisé dans ces pièces et ...
— Vous avez déjà écrit des pièces ? fit le directeur.
— Non, monsieur, c’est la première fois que ...
— Pièce de débutant. Cela peut présenter quelque intérêt.
Voyons cela ... Vous voulez bien me la lire rapidement ?
— Oh ! oui, monsieur.
— Comment l'appelez-vous
— Il faut redorer le blason de M. le Vicomte.
— Le titre est un peu long, mais nous verrons à le changer.
Allez-y, je vous écoute.
Rouge comme un chapeau de cardinal, M. Jean Bonaud toussa,
se moucha et, ayant ouvert son dossier d'une main tremblante, lut ceci :
« Trois personnages : le comte de la Fraisaie,
gentilhomme ruiné ; M. Dupont, milliardaire, ancien commerçant ; le
domestique, personnage muet. L'action se passe de nos jours, quelque part en
province. La scène représente un salon très cossu du château de M. Dupont.
» Au lever du rideau, M. Dupont fume une cigarette,
assis dans un fauteuil, à droite. Un coup de sonnette se fait entendre et le
domestique introduit le comte de la Fraisaie. Le domestique sort. Le comte va
vers M. Dupont.
SCÈNE 1
» LE COMTE. — Bonjour, cher ami.
» M. DUPONT. — Bonjour, cher ami. (De la main
droite, il présente un fauteuil.)
» LE COMTE, s'asseyant. — Alors ? ...
avez-vous pris une décision ?
» M. DUPONT. — Non, pas encore. Et vous ?
» LE COMTE. — Non plus. Il faut pourtant que l'on se
décide. Mon fils est amoureux fou de votre fille. Il voudrait bien l'épouser,
parce que ...
» M. DUPONT, avec un gros rire. — Parce que cela
mettra pas mal de millions dans ses poches !
» LE COMTE, souriant bêtement. — Évidemment ...
Mais ...
» M. DUPONT. —Alors, on les marie ou on ne les marie
pas ?
» LE COMTE. — Je ne sais pas ...
» M. DUPONT, décisif. — Écoutez, il faut en
finir. Remettons-nous-en au jugement du hasard. Tirons ce mariage, si j'ose
dire, à pile ou face.
» LE COMTE. — Je veux bien. Avez-vous une pièce de
vingt sous ?
» M. DUPONT. — Oui. (Il tire de son gousset une
pièce.) Allons-y ! Si c'est face, le mariage se fait ; si c'est
pile ...
» LE COMTE, avec un gros soupir. — Il ne se fera
pas ! (M. Dupont lance la pièce en l'air. Elle retombe. Les deux hommes
se penchent.)
» ENSEMBLE. — Face !
SCÈNE II
Les mêmes.
» M. DUPONT. — Alors, c'est entendu. Bravo ! Donc,
cher ami, voici : ma fille apporte vingt millions. Elle est très douce,
aime beaucoup les enfants, est bonne ménagère, économe ...
» Le COMTE, inquiet. — Pas trop, j'espère ? ...
» M. DUPONT. — Non, ce qu'il faut. Et votre fils ?
» LE COMTE. — Il apporte son titre, c'est tout.
» M. DUPONT. — C'est déjà pas mal.
» LE COMTE. — Il est fort, bien portant, élégant, très
bon ... mais il a un grave défaut.
» M. DUPONT. — Lequel ?
» LE COMTE. — Il ne sait pas jouer aux cartes.
» M. DUPONT. — Mais c'est parfait, au contraire !
» LE COMTE. — Non, parce qu'il est toujours au cercle
et il perd tout ce qu'il veut au poker ...
» RIDEAU. »
Il y eut un silence. Le directeur demanda :
— Et puis ?
— Et puis ... c'est tout, fit Jean Bonaud.
— Ah ! non, cher monsieur, c'est ridicule ! Mon
spectacle de trois heures se compose de trois pièces d'un acte et chaque pièce
doit durer cinquante minutes. Or j'ai minuté votre soi-disant pièce, et elle
dure exactement deux minutes ! Ce n'est même pas un sketch; à peine une
anecdote ... et encore, pas fameuse. Refaites-moi une pièce dans les
conditions indiquées et revenez me voir. Au revoir, cher monsieur. La porte est
derrière vous.
Jean Bonaud sorti, le directeur haussa les épaules et
replaça ses cartes. Au bout de dix minutes, la porte s'ouvrit derechef et
l'auteur dramatique en herbe se précipita dans le fauteuil qu'il venait de
quitter :
— Ça y est ! Ça y est ! ... J'ai ma pièce ! ...
cria-t-il.
Le directeur restait bouche bée :
— Comment cela ?
— Voilà : je remplace le truc de la pièce de vingt sous
et de pile ou face par une partie d'échecs. M. Dupont propose au comte de
décider du mariage ainsi : il se fera si c'est le comte qui gagne ...
— Eh bien ? ...
— Eh bien ! je mets ce jeu de scène : Les deux
hommes jouent silencieusement aux échecs pendant quarante-huit minutes ...
Et voilà !
Roger DARBOIS.
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