Faire confiance aux chiens, voilà la phrase que les veneurs
répètent sans cesse ; elle revient dans leurs conversations comme un
leitmotiv, et nous sommes bien obligés de reconnaître la sagesse de cette
affirmation que trop souvent les débutants oublient ; ils se croient plus
savants que leurs chiens et, au lieu d'essayer de comprendre leur comportement,
tentent de les diriger selon l'inspiration du moment pour leur faire commettre
le plus souvent des bêtises.
J'ai souvenance d'une chasse où, malgré toutes les
apparences, les chiens avaient raison, et, comme nous étions très jeunes alors
il nous fallut une grande dose de confiance pour ne point arrêter et rompre la
meute, ce que nous aurions fait certainement si nous avions suivi les
renseignements très affirmatifs que l'on nous avait donnés.
J'ai raconté ici, dans une précédente causerie, combien nos
débuts dans le courre du chevreuil avaient été difficiles par suite du manque
de chiens bien confirmés dans cette voie délicate. La chasse dont je vous
entretiens aujourd'hui remonte à cette heureuse époque, et cela peut expliquer
nos hésitations, car deux ans plus tard nous aurions, sans aucune crainte,
appuyé les chiens de créance dont nous manquions totalement à ce moment-là.
Nous étions en déplacement dans une charmante, forêt à 100
kilomètres de notre territoire habituel ; forêt, assez peu vive en
animaux, où le change n'était guère à craindre — ce qui nous convenait fort,
vous le pensez — et où on trouvait cependant des chevreuils, bien, entendu,
mais aussi quelques cerfs, des renards et de rares sangliers.
Nous y avions fait plusieurs chasses, prenant deux fois et
sonnant aussi quelques retraites manquées.
Nous avions donc attaqué, sans trop de peine, un joli
brocard, et le courre depuis deux heures se déroulait normalement. Peu de
cavaliers (nous étions cinq, y compris notre homme), mais une très nombreuse
assistance de piétons et de suivants en automobile qui avaient été cause déjà
de quelques retours, par l'enthousiasme un peu gênant qu'ils montraient à
précéder la chasse afin de voir l'animal. Mais c'est chose courante pour les
veneurs, et il faut bien souffrir ces petits inconvénients inhérents au métier ...
A la suite d'un de ces hourvaris, un balancer avait eu lieu
dans une enceinte assez dense, formée de brande ajoncière, de genêts, de
mauvais bois et de ronciers, c'est-à-dire bien impénétrable à l'homme, et le
relancer qui s'y produisit ne pouvait rien nous apprendre.
La chasse, maintenant, marchait grand train et filait vers un
petit étang formant une cuvette au milieu de pentes dénudées. C'est alors qu'au
passage d'une allée nous entendîmes crier : « Arrête ! »
Accourus à ces clameurs dont les chiens — heureusement — n'avaient pas tenu
compte, nous apercevons un vieux veneur du pays, dont la science cynégétique
était fort renommée, qui nous expliqua sans fard que nos chiens chassaient un
grand daguet « comme des voleurs ». Il était placé là bien avant le
relancer ; il avait vu, « de ses yeux vu », le cerf bousculé par
les poitevins ; il était sûr de son fait.
De semblables affirmations, venant d'une bouche autorisée,
auraient déjà pu influencer un veneur averti ; pour nous, jeunes maîtres,
nouveaux venus, invités pour la première fois dans un pays accueillant et reçus
très aimablement par des personnes charmantes, cela donnait à réfléchir.
Sans arrêter cependant, je décidai de piquer une pointe en
avant et, accompagné d'un jeune cavalier du cru, fort bien monté et connaissant
parfaitement son terrain, nous partions, au grand galop, afin de précéder la
chasse et essayer de voir l'animal que menaient les chiens.
Bientôt nous étions arrêtés sur un promontoire peu élevé
dominant une lande assez rase où devait passer la bête à identifier. Nous
entendions parfaitement la menée et je pouvais reconnaître avec une certaine
mélancolie le récri de nos meilleurs chiens qui dominait le tapage de la meute.
Cela approchait rapidement et, tout à coup, mon compagnon me montrait de son
fouet un grand daguet qui bondissait à 100 mètres de nous. Il avait à peine
disparu dans le taillis qui bordait la lande que nos chiens débouchaient à leur
tour. Tous les meilleurs étaient en tête, les Homard, Vagabond, Hirondelle …
À qui se fier, grand saint Hubert ? J'en étais tout pantois, un peu écœuré
aussi, mais je ne pouvais cependant me décider à arrêter. Ce n'était pas
possible ! Ces chiens, qui depuis deux saisons passées dans une forêt où
les grands animaux abondent et qui ne s'occupaient pas plus des hardes de cerfs
leur partant à vue que d'un troupeau de vaches, faire une bêtise pareille !
Si c'était ainsi, je voulais en avoir le cœur net ; je le dis à mon
compagnon et, reprenant un galop de course, nous gagnons une nouvelle refuite.
Et là encore c'est pour y voir ce maudit cerf.
Pendant vingt minutes — et je vous assure que le temps me
semblait long — et à trois enceintes différentes, nous voyions toujours sauter
le daguet.
Il n'y avait plus à attendre ; je me mis donc en
travers de la voie, prêt à fouailler les chiens que j'entendais arriver en
plein bien-aller à travers une grande futaie et dont la joyeuse musique me
déchirait les oreilles. Mais soudain, et bien en avant, une trompe résonnait.
Jamais je n'ai entendu fanfare plus harmonieuse et qui me fit tant plaisir :
on sonnait la « Vue » ! Et, à son coup de trompe au tayaut si
poitevin et entraînant, j'avais reconnu la manière d'un de nos compagnons,
aussi bon veneur que connaisseur. Du reste, pour nous prévenir, maintenant il
sonnait sans arrêt de joyeux bien-aller. Je respirais mieux; aussi oubliai-je mes
plus foudroyants anathèmes et autres vade rétro pour me contenter de
quelques aimables paroles d'encouragement quand passèrent nos bons chiens, que
nous suivîmes plus tranquillement.
Bientôt nous retrouvions notre ami ; interrompant ses
fanfares, il nous dit qu'il venait de voir notre brocard, noir de sueur,
traverser une allée devant lui d'une allure vacillante, mais pas de cerf.
L'explication est toute simple, et le fait assez fréquent à
la chasse, bien que souvent beaucoup moins visible et frappant. Le daguet, mis
debout au bruit des poitevins ou par le passage d'un cavalier, avait suivi la
coulée prise par le brocard ; en effet, et nous le savons tous, les
animaux tracent dans les bois des sentes, comme, les hommes, les rues dans les
villes ; ils les empruntent tout naturellement car il y est plus facile
d'y galoper qu'en plein fourré. Le brocard avait de l'avance et le cerf suivait
sa voie sans que les chiens l'aient jamais chassée, continuant bravement à
poursuivre leur chevreuil. À un moment, le cerf fit un crochet, quitta la
coulée, et la meute continua à défiler la voie de son animal de chasse.
Du reste, un quart d'heure après il était pris.
Nous aurions pu — nous y avons songé sur le moment et dans
le feu de l'action, car à cet âge on est facilement impitoyable — faire les
honneurs au vieux veneur qui croyait en ses yeux et pas aux chiens, mais cela
nous parut tout de même par trop méchant, et c'est notre ami à la bonne trompe
qui reçut la patte. Il l'avait bien méritée.
Guy HUBLOT.
|