On a vu que le repeuplement artificiel (1), c'est-à-dire par
le moyen de lâchers de gibier, même effectué de la façon la plus rationnelle
possible, n'est pas l'unique et infaillible remède qui fera renaître et
s'accroître sur nos chasses le cheptel que tout le monde s'accorde pour
reconnaître en voie de diminution ; d'une diminution si sensible même que,
petit à petit, on en arriverait à la disparition totale, au néant absolu. Les
causes de ce dépeuplement, on les connaît ; ce sont d'abord celles qui ont
toujours existé : braconnage, animaux nuisibles, chiens errants ;
puis celles qui sont venues avec le progrès : modernisation de l'outillage
agricole, déboisement intensif, défrichement des couverts, dessèchement des
marais ; enfin, la multiplication extraordinaire du nombre des chasseurs.
Il faut donc, si ce repeuplement artificiel ne peut, à lui
seul, assurer à chaque porteur de fusil un minimum honorable de gibier à tirer,
d'autres remèdes.
On a dit que, dans notre régime démocratique, on ne peut
songer à limiter le nombre de chasseurs, en privant de leur sport favori un
grand nombre de personnes peu fortunées et de moyens restreints. Car, si, dans
ce but, le prix du permis était majoré en proportion du coût de la vie, on
arriverait à une somme que beaucoup hésiteraient à débourser : 28 francs,
coût du permis il y a quarante ans, mais cela équivaut à près de 5.000 de nos
francs actuels.
Si l'État avait de telles prétentions, ce serait un tollé
général. Et pourtant la logique même l'imposerait. Tout plaisir — et la chasse
n'est pas autre chose — se paie. On n'hésite pas à débourser autant, sinon
davantage, à fumer ou aller au café, souvent les deux à la fois. Est-ce plus
utile, plus salutaire que la chasse ? Personne, que je sache, n'oserait le
soutenir. Et qu'on sorte l'argent du porte-monnaie en une seule fois ou un peu
chaque jour, le résultat final est le même. Mais il n'est pire sourd que celui
qui ne veut pas entendre.
Donc, à défaut de ce moyen pécuniaire, il faut avoir recours
à autre chose. Et c'est, en premier lieu, à la conservation du gibier existant,
c'est-à-dire la possibilité, en attendant un changement favorable dans l'état
d'esprit du chasseur, dont l'égoïsme forcené l'incite à tuer toujours davantage
sans se préoccuper de l'avenir, la possibilité, dis-je, de mettre légalement un
frein à sa folie destructrice par la limitation des jours de chasse et
l'institution de réserves inviolables.
Je dis : légalement, car nous savons ce que valent,
sauf rares exceptions, ces règlements édictés par les associations ou syndicats
de chasseurs. Il n'est pas question, bien entendu, des sociétés privées,
grandes chasses de gens fortunés ou petites chasses d'amis de situation
modeste, mais qui consentent à se priver d'autre chose pour avoir le plaisir de
chasser. Là, tout va bien et on s'y amuse. Mais je parle des chasses communales
ou intercommunales, où le trop grand nombre de chasseurs interdit de faire les
choses comme il le faudrait. Car s'il y a, malgré tout, une majorité de gens
sensés, honnêtes et de bonne volonté, il existe toujours, hélas ! une
forte proportion ... d'autres ; et alors pourquoi ceux-ci seuls en
feraient-ils à leur tête ? On dit que bon et bête commencent par la même
lettre : si l'on veut bien être l'un, on ne tient pas à être l'autre. Et
c'est pourquoi chacun tire de son côté.
Donc, quoi qu'on en dise, et malgré les hauts cris des
champions de la liberté à outrance, cette liberté qui consiste pour eux à faire
chacun selon son bon plaisir sans se préoccuper des autres, il faut qu'on
arrive à limiter les jours de chasse : trois par semaine, au maximum, pour
commencer. Et que ce soit légal et inscrit sur le permis.
Ce n'est pas la première fois que je le dis, avec d'autres,
d'ailleurs ; et je continuerai, tant qu'il le faudra, à le crier sur les
toits. Je sais toutes les considérations particulières qu'on allègue. Elles ne
tiennent pas quand il y va de l'intérêt général. Que voulez-vous, si vous
n'êtes pas libre un jour où la chasse sera permise, eh bien ! tant pis :
vous ne serez pas le seul. Un jour vous, un jour moi. Et qui donc, d'ailleurs,
peut aller à la chasse tous les jours ? S'il en est quelques-uns, le frein
mis ainsi à leur ardeur destructrice ne pourra qu'être salutaire pour la
majorité des autres. En attendant, le gibier aura des jours pour se reposer,
pour souffler un peu et avoir un peu de tranquillité.
Je concède, toutefois, qu'il y aurait lieu de réglementer
cette interdiction. Par exemple, en laissant libre tous les jours la chasse au
gibier d'eau, puisque ce gibier est essentiellement migrateur et que des jours
de gros passages pourraient coïncider avec ceux de fermeture. On a vu des
journées pleines de bécassines, de canards, de vanneaux, avec des lendemains
nuls. Je me souviens d'un soir de passée où, à la nuit noire et au moment où,
ne pouvant plus tirer, nous allions partir, nous entendîmes arriver des vols
ininterrompus de canards qui, dans l'ombre, s'abattaient les uns après les
autres sur le petit coin de marais où nous étions. Cela dura près d'une heure,
au bout de laquelle il devait y avoir, dans les joncs et les osiers, un nombre
inaccoutumé d'oiseaux. La nuit retentissait de battements d'ailes, de plongeons
et de cancanements sans fin. On décida de revenir le lendemain matin. Nous
arrivâmes avant l'aube, attendant les premières lueurs du jour pour nous livrer
au feu nourri que nous espérions. Hélas ! le silence régnait sur le marais ;
le jour se leva, mais pas un canard. C'est tout juste si quelque poule d'eau
nous permit de n'être pas venus pour rien.
Je crois donc qu'une telle réglementation serait assez large
pour permettre d'être acceptée par la majorité des chasseurs. Car c'est la
majorité qui doit compter. S'il était une minorité de mécontents ou s'estimant
lésés, nous les plaindrions de tout notre cœur, certes, mais c'est tout ce
qu'on pourrait faire.
Quant aux réserves, elles sont indispensables. Et un grand
nombre de sociétés l'ont compris. Ce sont des refuges offrant au gibier paix et
sécurité. Bien entendu, elles doivent être judicieusement choisies :
étendue suffisante au centre de la chasse, couverts, cultures, et le moins
d'habitations possible ; car si le gibier finit par s'accoutumer à la
présence de l'homme quand ce dernier le laisse en paix, il n'en est pas de même
lorsqu'il est dérangé et poursuivi par les chiens. Et Dieu sait si les chiens
de ferme s'y entendent.
La réserve, donc, une fois bien choisie, surveillée et
débarrassée autant que possible des animaux nuisibles qui en auraient vite fait
un lieu d'élection, soyez bien assurés que ce sera un lieu de refuge béni du
gibier non seulement pour celui qui y vivra et en aura fait son fief, mais
aussi pour celui qui, ayant échappé au chasseur, aura la chance de s'y
réfugier. Celui qui s'y fixera essaimera aux alentours ; car vous savez
qu'une certaine densité de gibier ne peut être dépassée. La nature, qui fait
bien les choses, et mieux que nous, se charge de procéder elle-même à cet « essaimage ».
Où il y a du terrain pour cinq compagnies de perdreaux, il n'y en aura jamais
vingt, bien que le nombre de leurs membres ne soit pas touché. Dans ce cas, les
oiseaux en surnombre se disperseront de côté et d'autre et iront peupler ainsi
des territoires moins pourvus. Là est le véritable repeuplement, le seul qui
soit susceptible de donner des résultats, sans déboires, et sans aucune autre
peine que le bon vouloir des chasseurs.
Seulement, quand on voit, comme je l'ai lu récemment dans
une feuille cynégétique régionale, un président s'opposer à la création de
réserves, on se demande si ce bon sens français, que l'on a, de tous temps et
en tous lieux, vanté comme étant l'apanage de notre pays, n'a pas sombré, avec
tant d'autres valeurs matérielles et morales, hélas ! dans l'effroyable
cataclysme sans nom qui vient de déferler sur le monde.
FRIMAIRE.
(1) Voir numéro d'août 1951.
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