(Thioli, en langue ou dialecte ouolof, signifie charognard.)
Ils étaient trente perchés tout au haut d'un baobab. Trente
échelonnés de branches en branches. Trente qui discutaient entre eux.
C'était l'heure où la brousse se réveille. Le soleil avait
disparu, et une douce pénombre enveloppait la nature fatiguée par une longue et
rude journée de chaleur.
Déjà quelques lapins aventureux montraient leurs longues
oreilles aux coins des taillis. Furtivement un couple de biches passait, rapide
et souple. C'était la nuit, la nuit tropicale, calme et tranquille. Dans le
ciel bleu-roi, les étoiles brillaient.
Un village se révélait par des feux qui s'allumaient. Le son
du tam-tam se répercutait dans le lointain. Toujours le même rythme. Languissant.
Monotone.
Mais, le lendemain, le rythme serait effréné. Le lendemain,
les tam-tams battraient plus joyeux que de coutume. Car, demain, c'était la
fête du village.
Oui, ce serait la fête, la grande fête du village, mais ce
serait également la grande fête en brousse. Car, le lendemain, ce serait la fête
de Thioli, Thioli le vieux charognard.
Ils étaient trente perchés tout au haut d'un baobab. Trente
échelonnés de branche en branche. Trente qui discutaient entre eux.
Sur la plus grosse branche, se trouvait Thioli, Thioli le
vénérable, qui, pour son anniversaire, avait convié toute sa famille.
Elle était grande, cette famille. Et il y avait là jusqu'aux
arrière-petits-fils de Thioli.
Là-bas le tam-tam battait lentement. Les feux s'éteignaient.
Le village s'endormait.
Le gros baobab, lugubre, se détachait en noir sur un fond
bleu foncé.
Thioli aimait ce moment. Cette ambiance morne et triste le
mettait à son aise, et alors il parla :
— Il me serait difficile de vous conter tous mes
souvenirs. Mais il en est certains que je ne peux oublier.
» J'ai fait de longs voyages dans ma jeunesse. Le ciel
de Guinée, celui de Côte-d'Ivoire, comme celui du Dahomey ont reçu ma visite.
» J'étais jeune. Les voyages, les paysages nouveaux
m'attiraient. Mais il vint un jour où j'eus la nostalgie du Sénégal, ce Sénégal
qui m'a vu naître.
» Et alors quelle émotion lorsque de mille mètres
d'altitude j'ai aperçu Dakar.
» Dakar avait changé. Je l'avais quitté à l'arrivée des
hommes blancs, et depuis il y était venu beaucoup de monde. Je me rappellerai
toujours ma joie immense lorsque, du haut du ciel, j'aperçus le cadavre d'un
cheval qui venait de mourir. Quel festin ce jour-là ! ...
» Puis je survolai toutes les régions que j'aime tant.
Thiès, Diourbel, Kaolack, Ziguinchor. Mais c'est ici que l'instinct m'appelait.
C'est ici que je devais m'établir.
» Pourquoi ici plutôt qu'ailleurs ? Mon père
m'avait conseillé cette région de Saint-Louis. Et comme il avait raison !
» N'avez-vous pas remarqué en effet ces vastes étendues
dénudées ? Seuls quelques arbres se dressent de-ci de-là. En Guinée, en
Côte-d'Ivoire, au Dahomey, il y a trop d'arbres. Et notre domaine n'est pas là
où les arbres sont trop nombreux.
» Vous êtes jeunes encore. Vos yeux brillent à la
pensée des longs voyages, des découvertes nouvelles. Et pourtant c'est ici
votre royaume, c'est ici que vous êtes les maîtres. »
Ils étaient vingt-neuf sur le gros baobab, vingt-neuf qui écoutaient
Thioli, Thioli dont, le lendemain, c'était la fête.
Thioli poursuivait :
— Sur ces espaces dénudés, le gibier, notre meilleure
nourriture, n'a pas d'asile pour se réfugier lorsqu'il est blessé. Ces espaces
sont le domaine des chasseurs qui chaque dimanche me convient à leur festin.
Car je suis, car nous sommes les amis des chasseurs !
» Certains d'entre eux nous trouvent répugnants et
abjects. Beaucoup ne nous aiment pas. Mais ils ne peuvent rien contre nous.
» Une loi des hommes blancs nous protège. Car nous
sommes les meilleurs agents d'hygiène. Nous jouons un rôle primordial dans
l'enlèvement des ordures. Nous sommes « tabous ». Quiconque veut nous
détruire est sévèrement puni ! ... J'aime beaucoup les chasseurs ! ...
» Tous les dimanches, ils viennent en voiture. Très
haut dans le ciel, je les suis.
» Bientôt une biche ou un phacochère est abattu. Je
descends de quelques centaines de mètres. La victime est ouverte. Je me pose
sur le sol.
» Les chasseurs s'éloignent. Quel délice, mes enfants,
de plonger son bec dans les entrailles toutes chaudes de la victime ! ...
» Parfois les chasseurs, emportés par leur élan,
perdent la bête. Alors je la surveille. Je la vois partir en titubant. Je la
vois bien sur ce terrain nu.
» Comprenez-vous l'avantage de cette région ?
» La bête tombe enfin sur le flanc. Je suis là en
quelques secondes. Je vois ses yeux qui me regardent, apeurés. Elle tente de se
relever. Mais elle n'a plus de force. Je tourne autour d'elle. Je guette les
derniers tressaillements. C'est la fin ...
» Je commence toujours par les yeux ! La part du
maître. Puis alors j'appelle tous nos amis. Et le festin commence.
» Une fois j'ai été imprudent. Je me suis posé à
quelques mètres d'un vieux solitaire. Je le croyais bien mort. Je m'étais trompé.
Je fus surpris par une attaque subite. Le dernier effort du vieux phacochère.
Instinctivement mes ailes m'enlevèrent du sol. Pas assez vite cependant. Ma
patte droite se trouva sérieusement touchée, et pendant de longs mois je
souffris.
» Je me régalai malgré tout ce jour-là. Mais, petits,
notez bien ce passage de mes souvenirs et montrez-vous prudents. Oh ! je
sais, c'est avec impatience que l'on attend le festin. Mais soyez certains que
la bête est bien morte ...
» Vous voyez ! C'est bien grâce aux chasseurs que
nous festoyons tous les dimanches. J'entends bien les chasseurs en voiture, car
je n'ai aucune amitié pour les chasseurs à pied, qui tirent le petit gibier et
rentrent chez eux sans rien nous laisser. Sinon parfois un perdreau ou un
lièvre blessé. Mais c'est maigre ...
» Demain sera encore un jour de festin. Plus que de
coutume encore, car, demain, c'est ma fête. »
Ainsi parlait Thioli, le vénérable charognard. Longtemps,
très longtemps il parla. Il parla jusqu'aux premières lueurs du jour.
On entendait dans le lointain le chant d'un coq. Les lapins,
par petits sauts, montrant leur derrière tout blanc, regagnaient en hâte leur
terrier. Le couple de biches, après avoir rôdé toute la nuit non loin du
village, se dirigeait maintenant vers les coins touffus de la brousse,
empruntant le même sentier que la veille.
Le tam-tam battait avec allégresse, et parfois, portés par
des bribes de vent, arrivaient les échos des chants mâles des hommes et des « you-you »
des femmes.
Ils étaient trente perchés tout au haut d'un baobab.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Là-haut, très haut dans le ciel, Thioli volait. Il avait
l'air tout petit. Il était pourtant grand, Thioli. Il mesurait bien un mètre
d'envergure.
A ce moment, Thioli tournait en rond. Ses ailes ne
bougeaient presque pas. Il connaissait bien les vents, Thioli, et savait les
utiliser. Seule sa queue lui assurait sa stabilité par de légers mouvements, Thioli
faisait du sur-place, comme s'il voulait se concentrer. En effet, Thioli, de
ses yeux perçants, s'efforçait de découvrir l'origine d'un gros point qui se
déplaçait à l'horizon.
Quelques instants d'observation lui suffirent. Et soudain il
plongea vers le sol à une allure vertigineuse.
Thioli avait reconnu la voiture des hommes blancs. Comme il
l'avait prédit la veille, les chasseurs étaient au rendez-vous. Il se dirigea
de son vol régulier, vers ses amis. Il reconnut les gestes des chasseurs. Les
uns empoignaient leurs fusils. D'autres les chargeaient. Le guide tendait son
bras.
Thioli savait ce qu'il avait à faire. Il monta rapidement
dans le ciel et suivit les chasseurs.
Mais que font-ils donc ? Lui, Thioli, voit à un
kilomètre environ un groupe de cinq phacochères. Qu'attendent-ils pour s'y
diriger ?
Voilà heureusement que le guide tend le bras dans la
direction voulue. Thioli ne sent plus sa joie.
La voiture roule plus vite. Thioli accélère son vol. Il ne
veut rien perdre du spectacle. Il ne veut surtout pas risquer de perdre sa
part.
Pan ! Pan ! Les coups partent. Une bête s'écroule.
Le véhicule poursuit les autres. Thioli, lui, se pose sur le sol. Les chasseurs
laisseront-ils la bête ? La prendront-ils ?
Par petits bonds, il approche. Un beau phacochère bien gras.
Comme c'est tentant. Mais il faut être prudent. La bête vit encore.
« Je t'aurai ! pense Thioli. Je t'aurai, mon vieux !
Mais quoi ! Qu'est-ce ? Ah ! un bruit de moteur ! »
En quelques bonds, Thioli prend son vol et s'élève
rapidement.
De la voiture, un chasseur s'écrie :
— Oh ! les amis ! Il doit être là. Je viens
de voir ce charognard quitter le sol à cet endroit !
La voiture change de route et stoppe près du phacochère.
Thioli regrette d'avoir bougé. Il n'aurait pas dû avoir peur
du bruit du moteur. Les chasseurs ne l'auraient pas vu, et alors la bête
entière était pour lui. Il s'adresse de violents reproches. Puis il se console :
« J'aurai toujours ma part ! »
Non loin de là, il y a un petit arbre. Le véhicule s'est arrêté.
Les hommes parlent et rient. Certains sont assis et fument. Le guide vide la
bête et la hisse sur le command car. Les entrailles seules restent là.
Thioli se pose. Encore quelques mètres, et il déjeunera. Là !
ça y est ! Comme c'est bon ! Comme c'est chaud !
Sous l'arbre, les hommes discutent. L'un d'eux dit à son
voisin :
— Ton fusil ne vaut rien, mon vieux ! Tes plombs
tombent à vingt-cinq mètres. Ou alors tu tires comme un pied !
— Quoi ! déclare l'autre ...
Il prend son arme, vise et tire sur Thioli.
Ce dernier sursaute. Il ressent une violente brûlure, là,
sous l'aile. Il regarde les chasseurs, tout surpris. Puis, dans un violent
effort, il s'élève vers le ciel.
Un second coup de feu part. Peut-être Thioli a-t-il été de
nouveau touché. Mais sa blessure lui fait tellement mal qu'il ne sent plus
rien.
— Tu vois ! tu l'as raté, dit un chasseur.
— Non ! dit le tireur, il est touché !
— Tu es idiot ! dit un autre. Ce sont des bêtes
utiles. Pourquoi les supprimer ? Tous regardent Thioli. Il perd de l'altitude,
puis en reprend.
— Vous voyez ! Je l'ai touché, dit le tireur. Mais
Thioli le sage, Thioli le vénérable, Thioli dont aujourd'hui c'est la fête,
s'envole péniblement vers le gros baobab.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Tous sont là lorsqu'il se pose. Tous le regardent. Le sang a
taché ses plumes. Il est fatigué, à bout de souffle. Thioli est mourant. Il n'a
plus de force. Il dit cependant :
— Je croyais tout savoir. Je croyais tout connaître. Aujourd'hui,
jour de ma fête, je me suis rendu compte qu'il me restait encore beaucoup de choses
à apprendre.
Thioli fait une pose. Il sait bien, le vieux charognard,
qu'il est touché à mort. Puis :
— Nul n'est protégé ! Aucune loi n'est absolue !
Il arrive toujours un moment où elle est violée. Je croyais bien ne rien
risquer des hommes. Je ne devais rien risquer des hommes. Et pourtant ! ...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ils étaient vingt-neuf sur le grand baobab. Vingt-neuf qui
faisaient claquer leur bec. Vingt-neuf qui se regardaient. Vingt-neuf qui
attendaient la mort de Thioli le charognard.
Robert LE CORROLLER.
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