J'ai, dans une récente chronique, donné quelques précisions
sur la croissance du brochet. Le tube digestif de ce remarquable vorace des
eaux douces a fait l'objet d'études variées qu'il est bon de connaître.
La voracité du brochet est bien réelle et extrêmement
précoce. L'expérience de Furhmann est maintenant classique. Furhmann avait mis
deux cents alevins de brochets, dès leur éclosion, dans un aquarium de plantes
aquatiques bien approvisionné en daphnies et autres petits crustacés formant le
plancton. Les alevins de brochet s'en nourrirent pendant quelques jours, puis
dédaignèrent cette nourriture et se mirent à se faire la chasse entre eux. En
moins d'une année, il restait fort exactement un seul brocheton qui avait,
directement ou par intermédiaire, dévoré tous ses compagnons. Sa nourriture
était d'ailleurs insuffisante, puisque à un an il ne pesait que 16gr,5.
De telles expériences ont été faites très souvent et ont
toujours abouti au même résultat ou à un résultat très voisin, c'est-à-dire que
quelquefois il restait deux brochetons de taille et de poids identiques et qui
ne pouvaient s'avaler l'un l'autre, ou bien le dernier brocheton crevait pour
avoir essayé d'avaler son compagnon déjà trop gros pour lui.
Revenons à notre brocheton de Furhmann que nous avons laissé
à un an pesant 16gr,5. On le nourrit alors de plancton et de petits poissons.
Deux mois après il pesait déjà 50 grammes. Pour augmenter de 1 gramme, il avait
suffit à ce brocheton de manger 2gr,7 de poisson ; son coefficient
alimentaire était donc de 2,7.
Nous en venons ici au coefficient alimentaire du brochet,
c'est-à-dire à la quantité d'aliments qu'il lui faut pour grossir de 1 kilo. On
sait que, pour la truite d'élevage, il faut 8 à 10 kilos de déchets de viande
et de poisson de mer hachés pour lui faire gagner 1 kilo. Son coefficient
alimentaire est donc de 8 à 10. Le brocheton est une machine qui fonctionne
avec un bien meilleur rendement que la truite, contrairement à ce que l'on
pourrait penser. Des légendes ont fait croire qu'il fallait 40 ou 50 kilos de
nourriture à un brochet pour grossir d'un kilo ; ceci est faux ; le
brochet est un utilisateur remarquable qui transforme, avec le minimum de
perte, la chair des petits poissons de faible valeur en chair de brochet de
goût excellent et de haute valeur.
Ce coefficient remarquable de 2,7 à 3 n'est valable que pour
des poissons très jeunes, c'est-à-dire ceux dont la ration d'entretien est très
faible et dont la ration de croissance est très profitable. Ce coefficient s'explique
par le fait que le brochet dépense très peu de sa force musculaire, reste très
longtemps immobile et surtout digère très lentement.
D'expériences diverses, il résulte que le brochet ne peut
avaler qu'un poids de nourriture compris entre un douzième et un vingtième de
son poids, qu'il jeûne plusieurs jours à la suite et qu'il attend le plus
souvent d'avoir digéré sa proie avant d'en chercher une autre ; c'est la
lenteur de la digestion du brochet qui explique le long jeûne de ce poisson et
que, lorsqu'il est gavé, les proies les plus tentantes peuvent lui passer sous
le nez sans qu'il manifeste l'intention d'attaquer. C'est à cause de cela qu'il
est précieux pour l'aménagement de nos rivières, car ce n'est pas un destructeur
né comme la perche et le black-bass.
Des expériences ont été faites sur des brochetons d'an an,
et leurs repas journaliers, soigneusement dénombrés, atteignaient, par rapport
au poids du brochet, le pourcentage suivant :
Nourriture |
p. 100 |
crustacés plancton |
16 à 17 |
vers |
15 à 33 |
larves de moustiques |
15 à 25 |
crevettes eau douce |
11 à 12 |
poissons |
3 à 5 |
Exceptionnellement, il fut constaté l'ingestion d’un poisson
faisant 17 p. 100 du poids du brochet.
Il faut noter que, comme chez tous les autres poissons, la
nourriture journalière est très influencée par la température de l'eau. La
nourriture trouve son optimum en quantité à 18°, ce qui explique que le brochet
mord le plus au printemps et en automne ; en hiver, il mange moins, mais,
comme les petits poissons se cachent dans la vase, il a plus de peine à trouver
sa nourriture et mord plus facilement aux leurres qu'on lui présente.
Des expériences ont montré que le meilleur coefficient
alimentaire est obtenu lorsqu'il se nourrit de poisson ; Schols a trouvé
qu'il atteignait 3 chez le brochet d'un an, c'est-à-dire qu'avec 300 grammes de
fretin le brochet grossit de 100 grammes. Le coefficient alimentaire croît avec
l'âge ; il passe de 3 à 4 pour un brochet pesant 1 à 2 kilos. Juilerat
avait mis en observation, dans un aquarium du Trocadéro, un brochet pesant
1.150 grammes ; le brochet mangea cinq gardons pesant ensemble 485 grammes,
et il grossit de 171 grammes, soit un coefficient alimentaire de 3,9 ;
notons à ce sujet qu'il s'était écoulé dix jours entre deux repas consécutifs.
À 3 ou 4 kilos, le brochet a un coefficient alimentaire qui
atteint 4 à 5 ; mais, à partir de l'âge de sept à huit ans (il pèse alors
5 à 6 kilos), le brochet n'est plus guère intéressant pour le pisciculteur :
il mange trop et ne grossit pas assez ; son coefficient alimentaire
rejoint presque celui de la truite, c'est-à-dire 8 ou 10 ; il faut alors
l'éliminer, car il devient nuisible.
Puisque nous sommes dans les chiffres, il est bon d'indiquer
que le brochet est un animal à digestion lente : un brochet de 62 grammes,
ayant avalé un autre brochet de 24 grammes, mit quatre jours pour en digérer 9gr,5,
et la queue fut encore retrouvée intacte dans son estomac. Enfin, parmi les cas
extrêmes de poids et de voracité, la littérature anglaise porte le cas d'un
brochet, d'un « loch » écossais, pesant 24 kilos, qui avait avalé un
saumon de 4kg,5.
Je m'excuse de ces chiffres toujours un peu fastidieux qui ont
pour but de réhabiliter le brochet de sa fâcheuse réputation. Le brochet n'est
pas un dévastateur, il ne tuera pas pour le plaisir de tuer ; c'est un
remarquable transformateur du fretin ; il a un coefficient alimentaire
excellent, atteint par aucun autre poisson et qui est près de la moitié de
celui de la | truite ; il contribue, comme tout vorace, à éliminer les
poissons blancs les plus chétifs et les plus susceptibles de propager les
épidémies. On voit donc que le brochet est un remarquable équilibrateur pour
nos eaux douces de deuxième catégorie ; à ce titre, sa propagation doit
être encouragée dans ces eaux, à l'exception toutefois de celles dans
lesquelles, à la suite d'étés chauds, il serait susceptible de remonter dans
les eaux de première catégorie et de faire de grands ravages parmi les truites.
Évidemment, comme de tout, point trop n'en faut ; l'abondance
excessive du brochet, comme on l'a vu dans certains lacs du jura, conduit à la
disparition des poissons blancs, puis des perches, puis des truites, et enfin
les brochets arrivent à se dévorer entre eux. L'équilibre général de la rivière
exige des espèces variées grâce auxquelles toutes les ressources de la faune et
de la flore aquatique sont utilisées. On peut estimer que, dans une pièce d'eau
de deuxième catégorie, il ne faudrait pas dépasser la proportion de 20 à 25p.
100 de voraces, et le remède contre l'excès de brochets n'est aujourd'hui que
trop facile ; la pêche au vif, la pêche au lancer léger sont des moyens
efficaces, souvent même trop efficaces. Aucune société de pêche ne doit
craindre aujourd'hui de trop déverser de brochets dans ses eaux à poissons
blancs.
DELAPRADE.
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