Poussant les conséquences de la motorisation à leur point
extrême, certains agriculteurs, non contents de supprimer les animaux de trait,
suppriment aussi le bétail de rente. Ils simplifient ainsi considérablement le
travail d'organisation puisqu’ils n’ont plus à s'occuper que de la production
végétale, beaucoup moins absorbante, d'ailleurs, que la production animale.
Au reproche qui leur est fait parfois de ne pas maintenir
l'humus du sol, ils répondent qu'ils enfouissent les pailles de leurs céréales
et qu'ils font même des engrais verts et de la luzerne, ce qui suffit
largement, à leur yeux, à compenser les déperditions annuelles.
Il est incontestable que la disparition totale des animaux a
de nombreux avantages. D'abord, elle permet de concentrer tous les capitaux
disponibles et tous les soins pour les cultures, qui se trouvent ainsi
bénéficier d'un matériel abondant et varié, des engrais et des semences dont
elles ont besoin. N'ayant plus que cette préoccupation, l'exploitant peut s'y
intéresser davantage et passer de la culture courante à la culture plus soignée
des porte graines, par exemple.
Du point de vue de sa tranquillité, il y gagne aussi et il
lui est plus facile de s'absenter, voire même de prendre un congé de plusieurs
semaines, ce qui est beaucoup plus rare dans les fermes animalières.
Les cours de ferme sont, évidemment, plus nettes et mieux
entretenues, point de vue secondaire peut-être, mais nullement dénué d'intérêt
cependant.
Du point de vue comptable, ce type d'organisation facilite
beaucoup les choses. Les comptes sont bien moins enchevêtrés que dans une
exploitation mixte. Le calcul du prix de revient du quintal de blé ou de la
tonne de pommes de terre serre la vérité de plus près. On a brisé le cercle
vicieux de l'animal de trait dont le prix du travail est fonction de celui des
fourrages qu'il consomme et qui dépend lui-même du prix des travaux et des
façons culturales, donc du travail des animaux. Tout est beaucoup plus clair et
beaucoup plus net, et, à notre époque, où l'on cherche avec raison à chiffrer
au lieu de se contenter d'approximations plus ou moins vagues, des
renseignements précieux sont à rechercher dans ces exploitations spécialisées.
Les inventaires eux-mêmes sont facilités, puisqu'il y a des époques où les
magasins sont vides de toutes denrées et qu'il n'y a plus à tenir compte des
variations des cours des animaux, qui rendent si difficile l'établissement d'un
bilan sincère.
Il y a cependant à ce tableau quelques ombres, et la ferme
sans animaux ne va pas sans quelques inconvénients.
Quoi qu'on puisse dire et prétendre, il semble bien que
l'apport d'humus dans une exploitation uniquement végétale soit inférieur à
celui d'une exploitation mixte de même importance. Cela n'a peut-être pas de
graves répercussions dans le présent, mais l'avenir est moins assuré, d'autant
moins qu'après avoir enfoui soigneusement les pailles, produit en abondance des
engrais verts, multiplié les luzernes, on pourrait bien un jour céder à la
facilité, brûler les chaumes, comme tant d'autres, et peu à peu négliger les
autres sources d'humus. Cela ne se traduira pas par une diminution immédiate de
la production, et les terres de vieille graisse resteront longtemps fertiles,
mais, le jour où le péril apparaîtra, il sera bien difficile à conjurer.
Si l'absence d'animaux facilite la comptabilité, elle peut,
par contre, gêner la trésorerie. Les productions végétales produisent des
recettes annuelles, alors que les dépenses de l'exploitation sont mensuelles,
sinon journalières. Les animaux, les vaches laitières en particulier, assurent
bien plus facilement les besoins de la trésorerie, souci souvent lancinant. De
toute façon, dans la ferme mixte, les recettes sont plus régulières, et
l'avance de capitaux est faite à moins long terme.
Les prix des produits végétaux sont actuellement, par
rapport à 1938, à un coefficient nettement inférieur à celui des produits
animaux. Il est possible que la situation se modifie ; il n'en est pas
moins vrai que, pendant plusieurs années, le décalage aura été très important,
et il semble bien que la consommation de la viande soit appelée à connaître
dans le proche avenir une faveur croissante. De toute façon, la ferme mixte
semble mieux équilibrer ses ressources.
Dans les exploitations peu importantes, en outre,
l'exploitation mixte permet de réduire les achats, et le petit cultivateur vit
beaucoup sur lui-même. En années difficiles, il se défendra mieux, s'il produit
son lait, ses œufs et une bonne partie de sa viande, que s'il doit tout acheter
dans le commerce. Le prix à la production, n'étant grevé d'aucuns frais, est
évidemment moins élevé.
Si l'exploitation uniquement végétale peut se défendre en
grande culture, elle ne semble pas à conseiller en petite et même en moyenne
culture, où il y a avantage à multiplier les productions et à répartir les
risques.
Il ne faudrait pas, cependant, aller trop loin dans ce sens
et éparpiller ses efforts. Il est bien difficile, sinon impossible, de « bien »
faire des cultures variées, des poulinières, des vaches à lait, des bœufs à
l'engrais, des moutons, des porcs, des volailles, etc. Il faut savoir se
borner, et de plus en plus on tend à ne garder que deux ou, au maximum, trois
productions animales. Aller au delà rend la tâche de l'exploitant trop
difficile et trop absorbante. On risque d'être débordé et de ne rien réussir
vraiment.
Savoir se borner est nécessaire ; supprimer entièrement
les animaux ne semble convenir qu'à quelques exploitations importantes.
L'expérience tentée est intéressante à suivre, mais ce n'est que dans un
certain nombre d'années qu'on pourra juger de son succès. Pour le moment, une
certaine prudence reste de mise.
R. GRANDMOTTET,
Ingénieur agricole.
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