Accueil  > Années 1951  > N°656 Octobre 1951  > Page 615 Tous droits réservés

Fermes sans animaux

Poussant les conséquences de la motorisation à leur point extrême, certains agriculteurs, non contents de supprimer les animaux de trait, suppriment aussi le bétail de rente. Ils simplifient ainsi considérablement le travail d'organisation puisqu’ils n’ont plus à s'occuper que de la production végétale, beaucoup moins absorbante, d'ailleurs, que la production animale.

Au reproche qui leur est fait parfois de ne pas maintenir l'humus du sol, ils répondent qu'ils enfouissent les pailles de leurs céréales et qu'ils font même des engrais verts et de la luzerne, ce qui suffit largement, à leur yeux, à compenser les déperditions annuelles.

Il est incontestable que la disparition totale des animaux a de nombreux avantages. D'abord, elle permet de concentrer tous les capitaux disponibles et tous les soins pour les cultures, qui se trouvent ainsi bénéficier d'un matériel abondant et varié, des engrais et des semences dont elles ont besoin. N'ayant plus que cette préoccupation, l'exploitant peut s'y intéresser davantage et passer de la culture courante à la culture plus soignée des porte graines, par exemple.

Du point de vue de sa tranquillité, il y gagne aussi et il lui est plus facile de s'absenter, voire même de prendre un congé de plusieurs semaines, ce qui est beaucoup plus rare dans les fermes animalières.

Les cours de ferme sont, évidemment, plus nettes et mieux entretenues, point de vue secondaire peut-être, mais nullement dénué d'intérêt cependant.

Du point de vue comptable, ce type d'organisation facilite beaucoup les choses. Les comptes sont bien moins enchevêtrés que dans une exploitation mixte. Le calcul du prix de revient du quintal de blé ou de la tonne de pommes de terre serre la vérité de plus près. On a brisé le cercle vicieux de l'animal de trait dont le prix du travail est fonction de celui des fourrages qu'il consomme et qui dépend lui-même du prix des travaux et des façons culturales, donc du travail des animaux. Tout est beaucoup plus clair et beaucoup plus net, et, à notre époque, où l'on cherche avec raison à chiffrer au lieu de se contenter d'approximations plus ou moins vagues, des renseignements précieux sont à rechercher dans ces exploitations spécialisées. Les inventaires eux-mêmes sont facilités, puisqu'il y a des époques où les magasins sont vides de toutes denrées et qu'il n'y a plus à tenir compte des variations des cours des animaux, qui rendent si difficile l'établissement d'un bilan sincère.

Il y a cependant à ce tableau quelques ombres, et la ferme sans animaux ne va pas sans quelques inconvénients.

Quoi qu'on puisse dire et prétendre, il semble bien que l'apport d'humus dans une exploitation uniquement végétale soit inférieur à celui d'une exploitation mixte de même importance. Cela n'a peut-être pas de graves répercussions dans le présent, mais l'avenir est moins assuré, d'autant moins qu'après avoir enfoui soigneusement les pailles, produit en abondance des engrais verts, multiplié les luzernes, on pourrait bien un jour céder à la facilité, brûler les chaumes, comme tant d'autres, et peu à peu négliger les autres sources d'humus. Cela ne se traduira pas par une diminution immédiate de la production, et les terres de vieille graisse resteront longtemps fertiles, mais, le jour où le péril apparaîtra, il sera bien difficile à conjurer.

Si l'absence d'animaux facilite la comptabilité, elle peut, par contre, gêner la trésorerie. Les productions végétales produisent des recettes annuelles, alors que les dépenses de l'exploitation sont mensuelles, sinon journalières. Les animaux, les vaches laitières en particulier, assurent bien plus facilement les besoins de la trésorerie, souci souvent lancinant. De toute façon, dans la ferme mixte, les recettes sont plus régulières, et l'avance de capitaux est faite à moins long terme.

Les prix des produits végétaux sont actuellement, par rapport à 1938, à un coefficient nettement inférieur à celui des produits animaux. Il est possible que la situation se modifie ; il n'en est pas moins vrai que, pendant plusieurs années, le décalage aura été très important, et il semble bien que la consommation de la viande soit appelée à connaître dans le proche avenir une faveur croissante. De toute façon, la ferme mixte semble mieux équilibrer ses ressources.

Dans les exploitations peu importantes, en outre, l'exploitation mixte permet de réduire les achats, et le petit cultivateur vit beaucoup sur lui-même. En années difficiles, il se défendra mieux, s'il produit son lait, ses œufs et une bonne partie de sa viande, que s'il doit tout acheter dans le commerce. Le prix à la production, n'étant grevé d'aucuns frais, est évidemment moins élevé.

Si l'exploitation uniquement végétale peut se défendre en grande culture, elle ne semble pas à conseiller en petite et même en moyenne culture, où il y a avantage à multiplier les productions et à répartir les risques.

Il ne faudrait pas, cependant, aller trop loin dans ce sens et éparpiller ses efforts. Il est bien difficile, sinon impossible, de « bien » faire des cultures variées, des poulinières, des vaches à lait, des bœufs à l'engrais, des moutons, des porcs, des volailles, etc. Il faut savoir se borner, et de plus en plus on tend à ne garder que deux ou, au maximum, trois productions animales. Aller au delà rend la tâche de l'exploitant trop difficile et trop absorbante. On risque d'être débordé et de ne rien réussir vraiment.

Savoir se borner est nécessaire ; supprimer entièrement les animaux ne semble convenir qu'à quelques exploitations importantes. L'expérience tentée est intéressante à suivre, mais ce n'est que dans un certain nombre d'années qu'on pourra juger de son succès. Pour le moment, une certaine prudence reste de mise.

R. GRANDMOTTET,

Ingénieur agricole.

Le Chasseur Français N°656 Octobre 1951 Page 615