Durant mes nombreuses pérégrinations à travers la campagne
brésilienne, les montagnes, de la Serra de Baturite, situées dans l'État de
Ceara (Brésil), étaient pour moi un lieu de prédilection. J'aimais parcourir
dans tous les sens ses belles collines, contempler ses profondes forêts
vierges, ses vallées verdoyantes où cascadaient d'innombrables ruisseaux aux
eaux cristallines, ses vergers aux fruits d'or et, par-dessus tout, j'aimais
goûter avec délices la douceur et la clémence de son climat. Bien souvent, en
les parcourant, je pensais que le Seigneur, en chassant nos premiers parents du
Paradis, avait certainement omis dans sa colère d'effacer de la nouvelle organisation
terrestre ce coin du monde, que le hasard de mes voyages m'avait fait connaître
et ou, depuis six mois, je vagabondais et parvenais à subsister sans bourse délier,
grâce à l'abondance des produits de cette terre prodigue et, il faut bien le
dire, à la large hospitalité des planteurs brésiliens.
Un jour que je m'efforçais de découvrir une fazenda qui pût
m’offrir le gîte et le couvert, je chevauchais en suivant un sentier muletier,
contournant de nombreuses collines garnies de forêts épaisses où
apparaissaient, de-ci de-là, des casas occupées par des indigènes qui,
je pense, devaient former la population laborieuse d'une importante fazenda.
Au loin, des caféiers d'un vert sombre se détachaient sur la
terre rouge des collines couronnées de forêts, puis le sentier devint un chemin
carrossable bien entretenu qui me conduisit aux bords d'une vallée plantée à
perte de vue de cannes à sucre aux longues feuilles ondulant sous la brise. Des
ouvriers agricoles, métis ou noirs, pieds nus, vêtus de leurs traditionnels
caleçon et chemise flottante, portant sur l'épaule l’enxada (l), revenaient
de leur travail.
Alors que le soleil allait atteindre le zénith, mon cheval
s'arrêta devant une maison toute blanche, dont les pièces de façade, baignées par
un soleil ardent, paraissaient inoccupées.
Depuis longtemps je connaissais les us et coutumes du pays. Je
frappai dans mes mains en m'exclamant :
— Oh ! de casa ...
Une voix se fit entendre :
— Ave Maria !
Je répondis :
— Qu'elle soit avec vous ! ...
Un jeune homme, métis, vêtu sommairement, apparut, suivi
aussitôt d'un homme habillé de blanc, âgé d'une quarantaine d'années, à la peau
blanche, aux traits énergiques.
— Senhor, lui dis-je, puis-je m'arrêter un instant chez
vous pour me reposer et me désaltérer ?
Sur un signe de ce dernier, le jeune métis se saisit de la
bride de mon cheval : c'était, je le savais déjà, le signal qui
m'autorisait à mettre pied à terre. Je me présentai ... A l'énoncé de mon
nom, à la consonance bien française, le fazendeiro m'accueillit avec un sourire
et me souhaita la bienvenue en français, ce qui, en plus de me réjouir, eut
pour effet de précipiter le courant de cordialité que tout Brésilien sait si
bien vous témoigner aussitôt que vous franchissez le seuil de sa demeure.
Nous entrâmes dans une vaste pièce meublée de
chaises-balançoires où un jeune homme, apparu aussitôt, nous présenta les
traditionnelles tasses de café, sans lesquelles, dans ce pays, il semble que la
conversation ne puisse s'engager.
Mon hôte, le senhor Brisset, m'apprit qu'il était fils de
Français, qu'il connaissait bien la France, où il avait fait ses études
agronomiques, et qu'ensuite il avait succédé à son père, créateur de cette
fazenda. A ce moment, une ravissante fillette vint nous annoncer que le
déjeuner était servi. Le senhor Brisset me présenta sa femme, une charmante
Brésilienne, ainsi que ses cinq enfants, et il me pria de m'asseoir à la table
commune.
Durant le repas, j'expliquai à mon hôte que mon but, en
visitant les nombreuses fazendas du Municipe de Baturite, était d'apprendre le
métier de planteur. Dès lors, je fus considéré par toute la famille comme persona
grata et convié aussitôt à visiter les vastes plantations de la fazenda.
Nos chevaux s'arrêtèrent devant une magnifique pièce d'eau
de plusieurs kilomètres de circonférence.
— Oh ! m’exclamai-je, voici un véritable lac
contenant un volume d'eau tel que je n'en ai jamais aperçu de semblable dans
aucune propriété particulière !
Nous suivîmes la vallée plantée de cannes à sucre et
arrivâmes, au pas de nos chevaux, devant des bâtiments à l'intérieur desquels
se fabriquait le sucre brut (raspaduros). Quoique déjà familiarisé avec
cette industrie, mon attention fut attirée par un broyeur de cannes à sucre,
muni de trois cylindres mus par un moteur adapté à l'alcool. Je félicitai mon
hôte d'utiliser un carburant provenant de ses propres produits.
— Cela n'a pas toujours été ainsi, me dit-il en
m'entraînant vers un hangar attenant, où il me montra une machine accouplée à
deux grandes roues, que je ne parvenais pas à identifier :
— Voici, me dit le fazendeiro, le premier moulin à
broyer la canne que mon père utilisa avant l'abolition de l'esclavage au
Brésil.
— C'est, m'exclamai-je à la vue de l'immense appareil
aux formes préhistoriques, une véritable relique !
— Oui, reprit mon hôte ; aussi je conserve ce
vieux moulin avec autant de soins que s'il s'agissait d'une machine moderne à
grand rendement.
— Mais, objectai-je, celui que vous possédez, mû par un
moteur, lui est de beaucoup supérieur ! ...
— C'est entendu, aussi je n'en fais usage que pour
démontrer à mes ouvriers, souvent trop nonchalants, la différence entre le
temps de l'esclavage et celui de la liberté que nous ont apportée la science et
le progrès. Je puis vous assurer que, lorsqu'ils se plaignent que le travail
est trop pénible, que les temps sont durs, je fais fonctionner cette machine
infernale par les plus geignards, et le résultat en est toujours une
amélioration de la production. Vous allez pouvoir en juger, ajouta-t-il en
priant trois des ouvriers de faire fonctionner el vehlo (le vieux),
comme l'avaient surnommé les indigènes.
L'appareil se composait de deux grandes roues en forme de
cage dans lesquelles prirent place deux des ouvriers requis pour cette
manoeuvre. Ils grimpèrent et circulèrent dans ces roues à la façon des
écureuils dans leur cage tournante. Deux cylindres en bois, entraînés par la
rotation de ces gigantesques roues, broyaient les cannes à sucre qu'un
troisième ouvrier poussait entre les deux cylindres de bois. Toute cette
armature de bois faisait entendre des grincements affreux, qui déchiraient les
oreilles.
— Machine diabolique, digne d'un musée !
m'exclamai-je, stupéfait du curieux fonctionnement de cet instrument primitif.
— En tout cas, ajouta le fazendeiro, démonstration
substantielle du triomphe de la machine moderne sur le travail humain ! Et
je vous laisse le soin d'imaginer le nombre d'hommes qui étaient nécessaires
pour faire tourner cette machine pendant une journée entière !
Le senhor Brisset poursuivit :
— Vers 1880, mon père possédait sur cette plantation
une centaine d'esclaves. À cette époque, le jus de la canne à sucre était
transformé en cachaça (eau-de-vie), qui faisait alors l'objet d'un
commerce intensif sur tout le territoire brésilien.
— Ces esclaves étaient de race noire ? demandai-je.
— Bien entendu, amenés de force d'Afrique. Vous plairait-il,
ajouta mon interlocuteur, de voir l'un de ces anciens esclaves, lequel, quoique
très vieux, est encore en excellente santé ?
— Certainement, senhor. Ce nègre doit représenter un
sujet rare et d'un âge très avancé ...
— Oh ! précisa mon hôte, celui-là prétend avoir
bénéficié de la loi du 28 septembre 1885 (loi du Ventre libre), qui
accordait la liberté à tout enfant d'esclave dans le ventre de sa mère.
— Mais alors, fis-je remarquer avant de me mettre en
selle, celui-là, n'était plus esclave, puisqu'il est né après la promulgation
de cette loi ?
— C'est que, reprit le fazendeiro, une lutte farouche
s'est poursuivie entre abolitionnistes et esclavagistes, entre ceux qui
appelaient l'esclavage la « honte noire » et les propriétaires
fonciers qui considéraient la suppression de l'esclavage comme une catastrophe
nationale. Or le raisonnement de ces derniers était bien étayé : qui
défricherait la forêt vierge, qui cueillerait le café, le coton ; qui
couperait la canne à sucre, où trouverait-on la main d'oeuvre indispensable
dont ce pays immense manquait déjà ? Si bien, poursuivit le Brésilien, que
l'esclavage ne cessa pas en fait, et le trafic des esclaves continua encore
pendant des années, favorisé par l'étendue du territoire, où il était
difficile, et même impossible, de sévir contre les abus de cette nature.
Nos chevaux arrivèrent devant une casa, sous l'auvent
de laquelle se tenait un vieil homme courbé par les ans, vêtu d'une chemise et
d'un caleçon trop court, la figure ravagée par un dur labeur, mais dont la
physionomie encore vivante n'avait rien de repoussant malgré la déformation des
traits. Nous le surprîmes en train de fumer au moyen d'une espèce de pipe faite
d'un long roseau emmanché sur un morceau de racine creuse. À la vue du
fazendeiro, il se leva lentement du banc sur lequel il était assis et prononça,
étonné de cette apparition :
— Oh ! le Maître ...
Le fazendeiro sourit et me lança un regard qui voulait dire :
— Vous voyez ! Rien n'est changé ...
— Ta santé est toujours bonne, Telmo ? reprit mon
hôte.
— Oui, Maître, la tête est bonne, mais les jambes sont
molles ...
— Alors, tu ne ferais plus marcher le velho, lui
demanda le planteur, parlant du vieux moulin à broyer les cannes à sucre.
— Ah ! c'était le bon temps. Maître ; c'était
la jeunesse et puis ... ajouta-t-il après un court silence en fixant le
fazendeiro avec un regard de convoitise, votre père nous donnait une bonne
rasade de cachaça avant et après avoir fait tourner le velho.
C'était le bon temps, répéta-t-il.
— Cependant, reprit mon compagnon, quand vous étiez
punis, le feitor (2) vous infligeait de cruelles corrections !
— Bah ! reprit Telmo en haussant les épaules, à
ceux-là seuls qui les méritaient !
— Et toi, as-tu été fouetté ?
— Jamais ! répondit-il avec une certaine vivacité.
Votre père était juste et ne punissait que les récidivistes. Ah !
ajouta-t-il, j'en ai vu bien souvent attachés aux arbres et recevoir vingt
coups de fouet ou encore, pour fautes graves, bras et jambes attachés ensemble,
le corps immobilisé par un court bâton passé entre les jambes, recevoir
cinquante coups de fouet. Oui, c'était le bon temps ! insista le vieux.
— Bien sûr ! lui dit le fazendeiro, tu es âgé
maintenant, mais tu dois encore savoir chanter et jouer de la guitare ?
— Oh ! mon Maître, les cordes de ma guitare
vibrent encore, mais celles de mon gosier sont usées et fausses.
— Allons, essaye, Telmo ; j'ai promis à ce senhor
de lui faire entendre la chanson des anciens esclaves, celle de saint Benoît.
Je te ferai porter une bouteille de cachaça !
À ce mot de cachaça, comme si une fortune lui
échoyait, le nègre se redressa, alla décrocher une espèce de guitare qui ne
méritait ce nom que par les cordes qui la garnissaient, l'accorda tant bien que
mal et chanta d'une voix tremblante et éraillée :
Meu São Benedicto e Santo de preto>
Elle bebe garapa (3), elle ronca no peito
Inderere ai Jesus de Nazareth
Meu São Benedicto, venho elle pedi ...
Venho elle pedi, pelo amor de Deus
Para toca Cucumby !
Mon Saint Benoît est le Saint des nègres
Il boit de la garape (3) et ronfle de la poitrine
Inderere à Jésus de Nazareth
Mon saint Benoît, je viens vous prier ...
Je viens vous prier pour l'amour de Dieu
De jouer du Cucumby !
Le fazendeiro avait écouté cette chanson de l’ancien temps
avec émotion.
— C'est tout le passé, Telmo, dit-il.
— Oh ! oui, mon Maître, reprit l'ancien esclave,
c'était le bon temps ! ...
— Merci, Telmo, pour ta chanson. Demain, je te ferai
porter une bouteille de cachaça.
— De grâce, Maître, ce soir ! précisa le vieux.
Nous visitâmes ensuite une plantation de tabac où je pus
admirer, sous des hangars couverts de paille, des paquets, de grandes feuilles
suspendues à l'ombre et à l'abri de la poussière.
Sur le chemin du retour, le fazendeiro m'expliqua que ces
feuilles, une fois séchées, étaient disposées en rouleaux en forme de carottes
autour desquels on enroule une corde en spires aussi serrées que possible.
Conservé ainsi cinq â six mois le tabac acquiert un arôme très apprécié des
fumeurs.
Le soleil déclinait dans le ciel quand nous arrivâmes à la
fazenda. Je voulus remercier mon hôte de sa charmante hospitalité, mais
celui-ci me pria de bien vouloir assister au repas du soir et insista pour que
je ne poursuive mon voyage que le lendemain.
À l'aube, je trouvai mon cheval tout harnaché et, avant de nous
séparer, il me fit promettre de revenir pour parfaire mes connaissances de ma
future profession de planteur.
Paul Coudun
(1) Sorte de grande binette qui sert à nettoyer les pieds des caféiers.
(2) Feitor : contremaître d'une plantation et chef du personnel.
(3) Garapa : jus de la canne à sucre.
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