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Un peu de gaieté

Le "double".

eu après minuit, la salle du café se vida. Les habitués, ayant réglé leurs consommations et rapporté jacquets et jeux de cartes sur la planche auprès de la caisse, serraient la main du patron, qui leur souhaitait « bonne nuit », et, par petits groupes, sans se presser, ouvraient la grande porte vitrée et se perdaient dans l'ombre de la place.

Le garçon, économe, éteignit les lumières, ne laissant allumées que trois ampoules dans un coin où, à deux tables, deux clients s'attardaient. Il y avait moi, assis depuis une heure devant un calvados que je dégustais à tout petits coups, et un monsieur chauve, à moustache et barbiche grises, tassé sur le divan de cuir et essayant vainement de conserver une immobilité verticale. Sa main droite étreignait le pied d'un verre contenant une liqueur qui s'agitait furieusement entre les parois transparentes. De temps en temps, il portait le récipient à ses lèvres, mais le revers de son veston absorbait, certes, plus de liquide que son gosier ... En un mot, cet homme était abominablement ivre.

Le vaste silence de la salle n'était troublé que par le léger froissement des factures que le patron triait à la caisse. Le garçon, adossé à un pilier, les bras croisés, surveillait discrètement du coin de l'œil les vacillations du client chauve.

J'allumai ma pipe, payai mon calvados et me levai pour sortir lorsque la porte d'entrée s'ouvrit toute grande, d'un coup qui en fit trembler les vitres. Un homme jeune entra en se cognant au chambranle de fer, se retourna d'une pièce et referma le vantail, tout doucement. Puis il avança dans la salle en titubant, plaqua son chapeau à une patère et se laissa choir sur la chaise placée en face du consommateur grisonnant.

Après avoir jeté un coup d'œil interrogateur au patron, qui acquiesça d'un mouvement des paupières, le garçon s'avança vers le nouveau venu.

— Que vais-je servir à monsieur ? Le regard pâteux du client s'éleva lentement le long de la veste blanche et s'arrêta un moment au nœud de cravate.

— Un grog.

— Bien, monsieur.

Le garçon s'éloigna. Le client le rappela :

— Eh ! Victor ! ... un grog ... dans un grand verre ... mais ... sans eau et ... sans sucre ! Compris ?

Quand le verre de rhum fut posé sur la table, le jeune homme en avala la moitié d'un trait et regarda son vis-à-vis.

Intrigué, je me rassis, curieux d'assister à la scène. Les deux hommes se regardaient d'un air tout à fait stupide. Peu à peu, le vieux se pencha lentement au-dessus de la table. Son nez effleura presque celui de son voisin. Il dit d'une voix mal assurée :

— Mais ... il me semble que ... je vous ai vu quelque part ... Il y eut un léger silence.

— Peut-être, fit le jeune. On voit ... tant de gens ... dans la vie.

Le vieux reprit :

— Oui, mais ... y'a des gens sympathiques ... et d'autres qui le ... sont pas. Pas vrai ?

Le jeune but une gorgée de rhum et fit claquer sa langue.

— C'est vrai. On sait pas ... pourquoi !

Il y eut encore un moment de silence pendant lequel les deux hommes s'observèrent avec des yeux de poissons frits, puis le dialogue suivant s'établit. Ce fut le vieux qui commença :

— Eh bien ! mon y’eux, y'a pas ... Vous m'êtes sympathique.

— Vous aussi. Vous avez ... une bonne tête ...

— Y'a pas, j'veux ... vous connaître ... comment ... vous appelez-vous ?

— Je ... je m'appelle ... Valentin.

Le vieux exulta, plaqua une main molle et lourde sur l'épaule de son compagnon :

— Ça ... c'est curieux ! ... Moi aussi, j'm'appelle Valentin. Et ... dites-moi ... tu permets que je vous dise toi ? ... et quel est ton nom ... de famille ? Parce que ... tu dois en avoir un ... dis ?

— Bien sûr ... que j'en ai ... un nom ... d'famille.

— Et comment c'est'y qu'tu t'appelles ?

— Ah ! voilà ! ... je m'appelle ... Bourlingot !

La figure du vieux exprima l'ahurissement :

— Tu dis ... qu'tu t'appelles ... Bourlingot ?

— Oui.

— Oh ! ça, alors ! ... Eh bien ! moi ... aussi ! Comment que ça s'fait ?

— Ben ! ... ça se voit ... des gens qui ont ... le même nom ... C'est pas rare, tu sais ? ...

— C'est vrai, ça ... Je connais trois types qui s'appellent Dupont. Un habite à Paris ; un ... à Bordeaux ; l'autre à ... je n'sais plus où ... Mais ... ils s'appellent Dupont ... j'en suis sûr ! ...

— Te fâche pas ...

— Je ne me fâche pas ... je dis qu'ils s'appellent Dupont ... Et ... où est-ce que tu habites ?

— Moi ? ... J'habite ici.

— Où ? ... dans le café ?

— Non. Dans ... cette ville.

— Ah ! oui ... ici ... dans la ville ... Dans quelle rue ?

— Rue ... de la Poste ...

— Tiens ! moi aussi ! C'est ... curieux ... dis ?

— ... Numéro 12.

Le vieux s'écroula mollement, l'air abruti, sur le dossier du divan.

— Tu dis ? ... au n° 12, rue de la Poste ? ...

— Ben oui ... au 12. Qu'est qu'ça peut t'faire ?

— Oh ! ça ... alors ! ... C'est énig ... énig ... matique ! Parce que ... moi aussi ... j'habite 12, rue de la Poste ! Tu te rends compte ?

— Oui ... au 12 ... au premier, à droite ...

— Au premier ! ... A dr ... Ah ! ... Et moi aussi ! ... Le vieux ouvrait des yeux comme des hublots. Il dit, se penchant derechef sur la table :

— Je comprends. Suis-moi bien ... Tu es ... mon double ... mon corps ... astral. On ne fait qu'un ... tous les deux ... Moi, je suis ... le corps physique ... physique ... je dis ... Et toi, t'es ... mon corps ... astral, mon corps ... psy ... psy ... chique. Je suis … content de l'avoir ...trouvé. Vois-tu, j'ai lu ... Allan ... Kardec ... Très intéressant ... Faut que tu ... le lises aussi ... Allan ... Kardec ... alors, on est le même ... T'es mon double ... Viens !

Ils se levèrent tous deux avec peine. Le règlement des consommations fut des plus laborieux, mais se fit, en fin de compte, régulièrement.

Ils sortirent bras dessus bras dessous.

Le garçon, stoïque, rangeait les soucoupes.

— Ils en ont, tous les deux, une dose sérieuse ! dis-je en me préparant à sortir.

— Bah ! me répondit le garçon en haussant les épaules, c'est comme cela tous les samedis soirs. C'est le père et le fils, mais ils ne se reconnaissent jamais quand ils sont saouls !

Roger DARBOIS.

Le Chasseur Français N°656 Octobre 1951 Page 640