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Le phalarope dentelé

À la patte d'un sujet naturalisé, une étiquette : « Phalaropus fulicarius, Phalarope dentelé ♀, plumage d'automne, 13 novembre 1940. » Ainsi j'avais capturé, en Dordogne, ce curieux petit échassier, capture bien facile en réalité, car l'oiseau avait été ramassé, exténué de faim et de fatigue, sur un tas de débris flottants que la rivière avait amenés contre les grilles de filtrage de la centrale électrique de Tuilière ; ces grilles, barrant complètement la Dordogne, empêchent les corps étrangers de pénétrer dans les turbines, et, bien entendu, tout ce que peut charrier le courant vient s'y accumuler. Par le plus grand des hasards, j'avais aperçu l'oiseau et, l'ayant emporté pour l'examiner, j'identifiai à ma grande stupéfaction ce phalarope que bien peu de chasseurs connaissent, à moins qu'ils ne soient férus d'ornithologie. En effet, le phalarope dentelé paraît assez rare sur nos côtes, moins cependant que son cousin l’hyperboré ; quant à l'intérieur des terres, les captures y prennent un caractère plutôt exceptionnel.

Mais, tout d'abord, qu'est-ce que le phalarope dentelé ? Je vois des confrères qui ouvrent des yeux tout ronds devant ce nom barbare digne d'un animal fabuleux, et il convient de les éclairer en donnant une description sommaire de cet oiseau.

Le phalarope est un échassier de la taille de la guignette, ce petit chevalier commun en été sur nos rivières. Caractère marquant : il est assez bas sur de curieuses pattes jaunâtres, aux tarses légèrement dentelés sur l'arrière et terminés par des doigts assez longs, portant une membrane festonnée, rappelant en plus petit celle de la foulque. Ce détail permet déjà d'identifier à coup sûr un phalarope. Pour différencier les deux genres, le dentelé et l'hyperboré, il vaut mieux examiner le bec. Celui du dentelé est noir, droit, cylindrique à la base, aplati à l'extrémité et légèrement renflé, en forme de glaive romain ; celui de l'hyperboré est beaucoup plus fin et moins élargi à la pointe.

Le plumage est duveteux, serré, et présente certaines analogies avec celui des mouettes. La teinte générale d'automne, la seule que j'aie pu observer, est gris cendré pour le dessus du corps, avec quelques macules noires à la nuque, et blanc pur pour les parties inférieures et les sous-caudales, ces dernières étant aussi longues que la queue. Les ailes sont variées de gris et de noir, barrées d'une bande blanche, avec les grandes rémiges noirâtres. C'est donc un oiseau pauvrement vêtu. Mais, au moment des nids, le phalarope, comme beaucoup d'autres oiseaux d'ailleurs, change de plumage, et, si l'on s'en rapporte à nos ornithologistes les plus réputés, nous verrons que la femelle revêt une livrée bien plus brillante que celle de son époux, avec de belles teintes roux ardent à la gorge et au ventre. C'est le mâle qui est chargé de l'incubation, puis de la nourriture des jeunes : faits assez rares dans le monde des oiseaux, mais se rencontrant quelquefois, notamment chez la rhynchée de Madagascar. Le phalarope dentelé niche dans les régions arctiques. Il descend sur nos côtes à l'automne, en petits groupes, et l'on doit le confondre souvent avec les alouettes de mer ou autres petits échassiers de rivage. Ce mince oiseau, qui, sans les savants naturalistes, passerait presque inaperçu, n'a d'autre valeur intrinsèque que celle que lui attribuent les collectionneurs, car sa rareté et sa petite taille n'en font pas un gibier à proprement parler.

Ainsi le rara avis entra dans mes collections, où une place de choix lui fut réservée, et, jusqu'à ces jours, j'avais considéré ma trouvaille comme tout à fait exceptionnelle. Or voilà qu'un matin de novembre 1950 un camarade vint me prévenir qu'on venait de repêcher à ces mêmes grilles un oiseau encore vivant : le cas n'est pas rare. Le volatile me fut apporté ; je n'en croyais pas mes yeux : c'était encore un phalarope dentelé. Il était à bout de forces, pouvant à peine ouvrir les ailes, et mourut dans mes mains. Aussitôt, la rigidité cadavérique saisit le corps, signe évident d'une extrême fatigue. L'animal était très maigre, comme le premier que j'avais trouvé, avec le gésier vide. Cette fois, il s'agissait d'un mâle en plumage de transition, le dos gris portant des macules noires irrégulières et dissymétriques. C'est ainsi que, sans les chercher le moins du monde, j'ai pu cataloguer dans l'avifaune bergeracoise un couple de Phalaropus fulicarius.

Certainement ces oiseaux provenaient du littoral atlantique et, après avoir remonté la Gironde, puis la Dordogne, avaient terminé leur randonnée dans nos régions. Leur présence concordait chaque fois avec des perturbations atmosphériques importantes, fortes pluies et grand vent. Faut-il conclure que les phalaropes cherchent par gros temps à pénétrer vers l'intérieur des terres et, ne trouvant plus d'animalcules marins pour se nourrir, sont condamnés à mourir de faim ! C'est d'ailleurs le triste sort réservé à de nombreuses mouettes rieuses, tridactyles et goélands cendrés que nous retrouvons morts sur la Dordogne, après chaque tempête, tous dans un état de maigreur extrême.

Les phalaropes remontent-ils isolément ou en petits groupes ? Je crois plutôt que mes trouvailles sont le fait du hasard et que je me suis trouvé en présence de deux égarés, car je n'ai jamais entendu dire que quelqu'un d'autre ait aperçu ou tué cet échassier dans nos parages. Ce qui ne veut pas dire que je sois le seul chasseur collectionneur de l'intérieur des terres qui ait pu inscrire sur ses tablettes cet échantillon relativement rare. Par ailleurs, certaines captures ont pu passer inaperçues, leurs auteurs ignorant quel genre d'oiseaux ils avaient en mains, et c'est grand dommage pour les ornithologistes ! Je souhaite donc que ces quelques lignes permettent à certains confrères en saint Hubert d'identifier, parmi leurs victimes, les petits phalaropes dentelés ou hyperborés ; ils pourront marquer d'un caillou blanc cette journée de leur vie de chasseur.

Pierre ARNOUIL.

Le Chasseur Français N°657 Novembre 1951 Page 642