Peu à peu, après les années de dépeuplement à outrance qui
ont suivi la Libération, la chasse est reprise en main par de judicieuses
mesures administratives. C'est ainsi que la chasse en montagne a été réduite,
dans la plupart des départements, à quatre semaines. C'est peu, évidemment,
mais c'est une nécessité. Aussi, chaque année, j'attends avec impatience les
arrêtés préfectoraux sur la chasse, pour savoir quelle va être la règle du jeu.
Cette année 1951, elle est assez ahurissante dans la région
où je chasse.
La chasse de la chevrette, du jeune chevreuil et du petit
chamois de l'année est rigoureusement interdite, sous peine d'amendes élevées ...
sauf pendant la journée du 5 octobre.
Je me suis vainement creusé la tête pour comprendre à quoi correspond
cette exception saugrenue.
En pratique, elle va avoir deux résultats automatiques.
D'abord, tous les jeunes et les femelles tués au cours de la semaine — ou de la
quinzaine — précédant le 5 octobre vont voir leur acte de décès daté de ce
jour. Ayant attendu cette date dans des caves ou des trous de neige, ils feront
leur apparition au grand jour le 5 au matin, pour être transportés dans les
vallées au nez des gardes et des gendarmes.
Ensuite, pendant pas mal de temps, les chasseurs revenant de
« là-haut » ramèneront chèvres et chevreaux réputés tués le 5.
Il était difficile, tout en ayant l'air de protéger les
reproductrices et les petits de l'année, d’imaginer un texte mieux fait pour
permettre à tous de tourner la loi. La chasse, c'est comme la cigarette :
tout ou rien. Il est impossible, je le sais pour l'avoir souvent essayé
moi-même, de demander à un fumeur de réduire sa consommation de tabac. Il part,
plein de bonne volonté, avec cinq cigarettes pour sa journée, mais en emprunte
à tous ses amis et finit par acheter un paquet en rentrant chez lui. Par
contre, il est facile de s'arrêter net : il n'y a qu'à vouloir. Simple
question de volonté : ma femme en a énormément, et c'est pourquoi je ne
fume pas depuis vingt ans.
Croire que les montagnards respecteront une interdiction,
s'il y a un « trou » dans la loi, c'est penser que les poissons
resteront dans la nasse si on laisse la porte ouverte. Pareille naïveté n'a pu
naître que dans l'esprit de gens soucieux de laisser au braconnage une
échappatoire.
Je lisais récemment un fort bel article de M. Claude Chavanne
sur la nécessité proclamée par le Comité national de la chasse et l'Association
des chasseurs de montagne de développer, en France, la notion du trophée de
chasse. Ainsi le tireur ne s'attacherait qu'à la poursuite des bêtes en plein
développement, qui se sont déjà reproduites plusieurs saisons, et portant des
cornes supérieures à celles qui figurent dans sa collection. C'est assurément
un point de vue absolument parfait, et je connais bien des chasseurs qui, ayant
commencé par tirer « un peu de tout », ne s'intéressent plus
actuellement qu'à cette recherche d'une belle tête à faire naturaliser.
Mais alors que signifie cet arrêté bâtard autorisant la
destruction des petits chevreuils et des petits chamois gros comme deux
lièvres, et qui ne songent pas encore à avoir de cornes ?
En matière de pêche, perches, carpes et brochets doivent
avoir une certaine dimension, garantie que tous ces poissons, avant d'atteindre
la taille autorisée, auront frayé au moins une fois ou deux, et c'est
parfaitement logique. Mais personne n'a jamais été autorisé par la loi à faire
des fritures d'alevins ! Les filets, les balances à écrevisses doivent
avoir une maille réglementaire, pour que le fretin ne soit pas impitoyablement
raflé. Il semble que les chasseurs sont infiniment plus imprévoyants que les
pêcheurs.
Et cependant Dieu sait si la chasse a besoin de protection !
Dès que l'on parle de la chasse et de sa réglementation, il
semble que chacun se mette à déraisonner. Nous avons en France quelques restes
de gibiers magnifiques, mais de plus en plus rares, tels que cerfs, chevreuils,
chamois, isards. Le fin du fin serait-il de les détruire en un temps record et
d'accorder des primes à ceux qui massacreront les femelles, comme s'il
s'agissait de louves ou de tigresses ? J'avoue que je ne comprends pas.
Tout au contraire, l'avenir est à la création de réserves
sérieuses, telles que celles des cantons suisses, où tout fusil est confisqué,
tout chien mené en fourrière, les animaux ayant sécurité totale pour des
générations. Par voisinage, ces refuges Ont repeuplé largement les districts
voisins, et telle vallée du jura suisse d'où le chevreuil avait totalement
disparu l'a vu revenir en nombre, simplement par l'interdiction de chasse dans
une vallée voisine. C'est là le but à atteindre. De même qu'en Bresne ou en
Sologne les élevages des chasses gardées, bien que découragés par nos récentes
lois, sont restés la seule chance qu'ont les chasses banales qui les bordent de
voir autre chose que du lapin.
Mais tel est le vice de tous nos règlements : on
commence par prendre un air terrible et vous bâtir un texte fulminant, en
disant que l'on va voir ce que l'on va voir ... et puis on ouvre une ou
plusieurs portes dans la muraille, qui ramènent à zéro les mesures les plus
spectaculaires. Dernièrement, dans une rue d'une très grande ville, que je
croyais à sens unique, j'ai freiné à grand'peine nez à nez avec un gaillard qui
arrivait en sens inverse, et qui m'a démontré, texte en main, que la
circulation est permise dans les deux sens pour les conducteurs qui habitent
dans cette rue ... ce qui est infiniment consolant pour les automobilistes
de passage. C'est à peu près aussi malin.
Déjà presque partout on a renoncé, chez nous, au système des
ouvertures décalées et échelonnées, simples formalités qui, dans la plupart des
cas, n'étaient pas observées. La coutume semble s'implanter d'en revenir des
anciens errements locaux qui, sous prétexte de détruire grives ou autres oiseaux
redoutables — paraît-il, — permettaient de tirer le lièvre toute l'année. C'est
de très bonne foi qu'un confrère du Sud-Ouest, en 1939, me disait :
« Chez nous, on chasse et on pêche tous les dimanches
de l'année. C'est un droit. Pour le samedi, la question est encore contestée :
c'est une simple tolérance ! »
Au risque de paraître intransigeant, je soutiens que si l'on
veut protéger certaines espèces, il ne faut faire aucune exception à la règle.
Si le petit chevreuil, gros comme une puce, qui fera plus tard une si belle
bête de chasse, doit être mis à l'abri jusqu'à son état adulte, il ne faut pas
réserver ne fût-ce qu'un jour par an pour l'assassiner. Les borduriers qui
voisinent les taillis savent bien où trouver les chevrettes et leur lignée ;
donnez-leur un seul jour légal de tir, et tout ce petit monde mordra la
poussière.
Tout ou rien, c'est ma devise.
J'aime assez, quand je rentre tard chez moi, apercevoir les
silhouettes rassurantes des agents, déambulant à pas légers sur leurs souliers
à clous, mais je me demande, franchement, ce que je penserais du préfet de
police si, tous les 29 février, par exemple, il était interdit à la police
de réprimer les agressions. Et ce qui est vrai pour la sécurité des noctambules
l'est encore plus pour ces délicieux petits chevreaux qui, seuls ou avec leur
mère, finiront par constituer le plus clair du tableau de bien des chasseurs,
si les « tolérances » et les ouvertures exceptionnelles continuent à
être officiellement pratiquées.
Pierre MÉLON.
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