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Réminiscences

Novembre ... une bise aigre torture sur les arbres dénudés les dernières feuilles mortes qui ont l'air de tenir encore à leurs branches par on ne sait quel miracle de farouche volonté. L'automne a déjà fait depuis longtemps son apparition, car nous sommes dans un village haut-alpin à l'altitude où la nature revêt très tôt sa somptueuse livrée où se fondent tous les ors.

La neige récemment tombée empiète sur les plus hauts alpages, couvrant glaciers et sommets de son éclatante blancheur. Les mélèzes roussis par le gel, derniers représentants sylvestres sur ces flancs escarpés balayés par l'âpre tourmente hivernale, jettent sur les à-pics leurs turbulentes cohortes. Au fond de la vallée, la rivière serpente dans un lit maintenant trop grand avant de se cloîtrer sous une carapace de glace.

C'était un dimanche matin. Mon cousin, habituel compagnon de tribulations cynégétiques, et moi avions décidé d'aller faire un « tour aux bécasses ». Nous ne connaissions alors que de nom la reine de nos bois, mais nous avions entendu dire que le « P'tit Guste », un chasseur invétéré ; en avait « levé » quelques jours auparavant.

Nous en étions à notre premier permis et manquions tout ce que nous voulions, et même ce que nous ne voulions pas, avec une constance digne de nous faire nommer d'office membres d'honneur de la Société protectrice des animaux.

Mais le bon saint Hubert, à défaut de remplir nos carniers de victimes — innocentes, comme de bien entendu, — emplissait nos cœurs de nemrods d'un optimisme que rien ne pouvait entamer, ni les courbatures, ni les échecs répétés, ni les sourires narquois distribués par les voisins et la famille lors de nos retours — peu glorieux, il est vrai.

J'utilisais comme arme offensive, à l'époque, une vieille pétoire à broche, mangée par la rouille, beaucoup plus dangereuse pour son juvénile utilisateur que pour le gibier contre lequel elle était incidemment pointée. Mon cousin se contentait modestement d'un fusil Gras transformé, valétudinaire et chatouilleux à l'excès, qui, en signe d'avertissement, lui avait fait passer à un pouce de la figure et à la vitesse d'un météore une culasse soudain éprise d'indépendance ! ...

La victime présumée de ce coup heureux était un écureuil d'un beau roux qui en fut quitte pour la peur ; nous aussi. Je présume que ce gentil animal continua depuis ses folles cabrioles. Mon cousin, lui, continua à chasser, en ajoutant toutefois à ladite culasse, afin d'éviter toute récidive homicide, un système de fil de fer savamment enchevêtré qui venait se fixer à des clous eux-mêmes plantés dans le fût de l'arme ...

J'avoue que, pour un profane, le fusil ainsi paré avait un aspect assez inattendu, mais qu'importe si l'esthétique y perdait, la sécurité y avait son compte, et c'était là le principal ! ...

Nous avions comme auxiliaire canin « Pipeau », produit de croisements assez variés ou les antagonistes, soumis à leur seule fantaisie, ne s'étaient pas embarrassés de préjugés raciaux ! ...

Brave bête toutefois, où dominait l'épagneul breton, d'une endurance à toute épreuve et douée de merveilleuses qualités, mais, hélas ! aussi inexpérimentée que nous. »

— Alors, tu es prêt, on y va ?

— Allons-y ! Le hasard est grand et saint Hubert, est son prophète !

Après nous être assurés que nous n'avions pas oublié les cartouches, ce qui nous était arrivé récemment, nous partons vers le théâtre de nos futurs exploits ! ...

Après avoir battu sans succès les taillis du Prafouçat qui bordent la rivière, nous avions continué par le Gelas, lieu extrêmement boisé, entrecoupé de prairies, coin de prédilection des grives et écureuils, qui formaient alors le fond le plus substantiel de nos tableaux de chasse.

Le froid piquait, et, pour nous réchauffer, nous marchions d'un pas allègre, explorant avec toute la méthode dont nous étions capables les couverts susceptibles de receler quelques hôtes ! ...

Tout à coup, le miracle tant attendu se produisit. Pipeau, la truffe en émoi, figé dans une attitude sculpturale, fixait un petit taillis qu'il touchait presque de son nez inquisiteur.

Le cœur battant d'allégresse, nous mîmes nos armes à l'épaule, nous apprêtant à cribler de plombs, la bécasse qui, sans aucun doute, n'allait pas tarder à se lever. Au même instant, Pipeau leva une patte, mais, hélas ! une patte de derrière, ce qui, chacun le sait, ne constitue pas une attitude d'arrêt très classique pour un candidat aux field-trials, et un liquide, s'échappant en jets saccadés, vint mettre une fin catégorique à tous nos espoirs ! ...

Nullement découragés, nous continuons nos allées et venues. Nous sommes maintenant au Grand Prapcès, entre la route nationale et la rivière. Les heures passent, et nous approchons du village, dont on entend déjà les bruits familiers. Nous abordons rapidement le Petit Prapcès qui fait suite au grand et, nous estimant arrivés au terme de notre pérégrination, décidons de faire une petite halte. Avant de la poser contre un arbre, je déchargeai mon arme, dont les chiens levés me paraissaient plus menaçants que jamais. Après quelques instants de trêve, nous prîmes, fusil à l'épaule, le petit raidillon qui nous conduisait directement au pays ; le chien continuait à gambader autour de quelques taillis qui n'avaient jamais rien abrité, à part quelques tendrons, amateurs de clair de lune ! ...

Nous échangions quelques propos un peu désabusés sur le résultat de cette sortie, mais pleins d'optimisme sur la prochaine.

— Tiens ! Pipeau me semble bizarre, dit brusquement mon cousin.

Je regardai aussitôt l'intéressé ; celui-ci, immobilisé dans la même attitude qui, tout à l'heure, nous avait mis en émoi, s'apprêtait sans doute à satisfaire quelque besoin du même ordre ! ...

— Viens donc, il est déjà tard, et puis il n'est pas nécessaire que nous assistions à ses débordements hygiéniques ...

Je n'avais pas terminé cette phrase décisive qu'un bruit d'ailes froissées se faisait subitement entendre et une superbe bécasse, tirée de son humide refuge par Pipeau, vint se poser en plein découvert à quelques mètres de nous.

Une chance inespérée ! Le temps d'enlever mon fusil de l'épaule, j'épaulai vivement et pointai en direction de l'imprudente un canon menaçant. Mon cousin, voyant déjà celle-ci dans le carnier, n'avait pas bougé. Une seconde d'attente qui parut un siècle ... Tic ... tic ... Le bruit métallique des chiens retombant sur le fusil déchargé me fit l'effet d'une douche froide, et j'assistai, bouleversé et penaud, au départ, cette fois définitif, de mes illusions ! ...

Nous échangeâmes quelques épithètes malsonnantes et des noms tirés de différentes parties du corps humain ; notre abondant répertoire épuisé, je conclus philosophiquement :

— Il ne faut pas oublier que la chasse est un sport où la contemplation de la nature doit l'emporter sur toute autre considération ! ...

— Heu, heu ... me répondit dans un grognement euphonique mon cousin, apparemment peu convaincu.

Que le lecteur me pardonne ! ... Je l'étais encore moins ...

J. GILBERT.

Le Chasseur Français N°657 Novembre 1951 Page 651