Lorsque mes chiens arrêtaient et faisaient mettre en boule
une de ces curieuses petites bêtes, je ne pouvais m'empêcher de penser aux
hérissons de chez nous sur lesquels, inutilement, s'acharnait et
s'ensanglantait le museau le chien de mon père. Peut-être à tort ; mais
j'ai toujours trouvé une analogie entre ces deux espèces d'animaux.
Depuis la province de Buenos-Aires, jusqu'aux confins du
Paraguay et de la Bolivie, j'en ai rencontré de bien des sortes et j'en ai fait
mon grand ordinaire quelquefois. Les tatous sont en effet comestibles et
constituent une ressourcé non négligeable pour les cavaliers en déplacement ou
pour les chasseurs bredouilles. Quant aux indigènes, ils en sont friands.
Seules les plus petites espèces ont la possibilité de se
mettre en boule et, parmi celles-ci, la molita et le quirquincho
sont les plus communes. Je ne crois pas que la Nature ait réalisé ailleurs un
assemblage mieux ajusté qu'un tatou en boule ; une molita enroulée
constitue une sphère presque parfaite un peu plus grosse que la boule d'un
joueur lyonnais.
La carapace articulée forme cette sphère en y laissant un
trou à peu près rectangulaire. Celui-ci se trouve bouché hermétiquement par
l'écaille de la tête. Cette écaille est un peu en saillie derrière la tête et
en dessous des oreilles : elle forme ainsi couvercle avec butée. La queue,
en forme de cône, vient s'inscrire exactement entre la tête et l'extrémité de
la carapace, constituant un joint de premier ordre.
Contre cette boule dure et polie, les chiens sont désarmés.
Pour faire dérouler une molita, il faut l'assommer à coups de marteau ou la
plonger dans un seau d'eau.
Le quirquincho se roule comme la molita. La couleur de sa
carapace est un peu plus foncée et sa taille, en boule, est un peu plus petite
qu'un ballon de football.
Dans les régions chaudes, dans les clairières des forêts du
Chaco, le peludo, nommé ainsi parce que de longs poils drus pendent de
la carapace et recouvrent le ventre, est très répandu. Il pèse de deux à quatre
kilogrammes. Généralement gras comme un cochon de lait, son embonpoint ne lui
permet pas de se rouler. Son salut est dans la fuite jusqu'à son terrier, dont
il s'éloigne assez peu. Un homme a difficulté à le rejoindre ; mais les
chiens s'en emparent facilement.
Lors des déplacements que j'avais à faire dans les forêts, à
cheval, en compagnie de quelques Indiens, ceux-ci trouvaient toujours le moyen
d'arriver à l'étape avec un sac garni d'une demi-douzaine de peludos.
Quant aux tatous de très grande taille, ils étaient assez
rares dans les régions où j'ai vécu. Je donnerai une idée de leur volume en
mentionnant qu'il m'a une fois été servi une côtelette de tatou géant,
côtelette que j'avais prise, avant d'en connaître l'origine, pour une de
sanglier.
Les tatous nichent dans des terriers profonds qu'ils
creusent dans les plaines. Les entrées, dissimulées entre des touffes d'herbes,
sont verticales et assez profondes pour que l'on n'en atteigne pas le fond avec
une canne. Ces trous sont, hélas ! la cause de bien des chutes de
cavaliers ; chutes souvent graves. On s'imaginera l'effet produit
lorsqu'un cheval au galop met le pied dans un de ces trous ; la monture
décrit un demi-cercle dans le décor, parfois se casse la patte et retombe sur
son cavalier.
J'ai fait moi-même trois de ces chutes ; mais j'ai eu
la chance de les terminer en vol plané à quatre ou cinq mètres plus loin. Tous
mes compagnons n'ont pas été aussi heureux.
En dehors des terrains cultivés près des habitations, où ils
peuvent faire quelques dégâts, je crois que leurs trous sont les seuls méfaits
que l'on puisse reprocher aux tatous. Pour la plupart, ils développent leurs
colonies dans la brousse inhabitée ou dans les contrées d'élevage.
De quoi est composée leur nourriture ? Je n'ai jamais
pu le vérifier ; les indigènes prétendent qu'ils se nourrissent de
racines, d'insectes, de fourmis, de petits mammifères et même de serpents. Dans
les lieux où ils vivent, tout cela est vraisemblable.
La façon de les accommoder ne peut pas être plus simple :
le tatou, une fois assommé et dépouillé de ses entrailles, est placé le dos sur
la braise du feu de camp, la carapace, non détachée, servant de marmite. On
arrose de temps à autre avec la saumure et, au bout d'une demi-heure, chacun
peut découper le morceau de son choix. À ce moment, la carapace se détache
facilement.
Je puis assurer qu'un cuissot de peludo bien grillé et doré
à point est un régal ... Surtout lorsqu'on n'a pas autre chose à se mettre
sous la dent.
Tout de même, et qu'on me pardonne une telle réflexion, je
parierais que mes semblables, je veux dire les braves chasseurs de France qui
rentrent bredouilles neuf fois sur dix, seraient heureux de ramener au logis ne
fût-ce qu'une paire de tatous attrapés par leurs chiens. Mais ceci, bien sûr, est
une autre histoire.
Léon VUILLAME.
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