Dans son remarquable petit ouvrage sur la Pêche de la
truite à la mouche, M. L. Perruche, maître incontesté en la matière, écrit
ceci : « Les méthodes modernes, en particulier le dry fishing
(pêche à la mouche sèche), ont réduit au minimum la nécessité fameuse de la
science de l'eau et élevé au premier rang l'habileté du lanceur et ses
connaissances entomologiques. » Nous verrons plus loin ce qu'on peut
penser de cette assertion.
Précisons, tout d'abord, ce qu'il faut entendre par « science
de l'eau ».
J'en donnerais volontiers la définition suivante : « C'est
la connaissance approfondie des endroits où se tient le poisson de façon
habituelle et de ceux où il est possible de l'attirer pour le pêcher avec
fruit, ceci d'après le seul aspect extérieur de la rivière et sans faire
intervenir d'autres moyens accessoires. » On conçoit sans peine que cela
n'est point inné et ne s'apprend pas en un jour ; il y a même certains
pêcheurs qui n'y parviennent jamais. Cette connaissance est encore plus utile
et nécessaire au pêcheur aux filets qu'à celui qui n'emploie que la ligne.
Toutefois, M. L. Perruche paraît avoir raison quand il n'envisage que la seule
pêche à la « mouche sèche » comme la pratiquent ses vrais adeptes.
Ceux-ci, en effet, dès leur arrivée sur le bord de l'eau, s'enquièrent du genre
de mouche actuellement le plus abondant sur la rivière et l'identifient à la
loupe, s'il en est besoin. Ils fixent alors à l'extrémité de leur fin bas de
ligne l'imitation la plus exacte possible de cet insecte : le plus souvent
quelque éphémère de saison venant de se transformer.
Ceci fait, ils se mettent en quête des truites qui moucheronnent.
Au besoin, à l'aide d'une excellente jumelle à prismes, ils repèrent les
endroits où elles viennent saisir les proies que leur apportent les courants ;
alors seulement, après plusieurs faux lancers, ils font parvenir leur mouche à
l'endroit voulu. Si l'artificielle a été judicieusement choisie, qu'elle tombe
avec légèreté et flotte bien, il y a toute chance qu'elle soit aperçue, saisie,
et la truite ferrée. Dans ces conditions, est-il nécessaire de posséder la « science
de l'eau » ? ... Non, assurément. Mais cette utilité va déjà se
faire sentir quand les truites se refusent à « moucheronner », car il
faudra alors les chercher sans aucune indication visuelle. Que de coups de
ligne inutiles et perdus si vous lancez au hasard, sans aucune notion des
places fréquentées par ces poissons. Et combien plus indispensable encore sera
notre fameuse science quand il s'agira de pratiquer d'autres genres de pêche.
Pour ne parler que de la truite, poserez-vous votre ver aux
mêmes endroits, alors que la rivière en crue roule à pleins bords des eaux
limoneuses, qu'au mois de juillet, quand l'eau, basse et cristalline, n'offre
plus que des courants alanguis ? Laisserez-vous évoluer cuillères ou
devons dans un espace dépourvu de tout obstacle, alors qu'à proximité s'en
trouve un autre où abondent roches creuses, souches, racines et branches
d'arbre enchevêtrées ? Négligerez-vous de faire côtoyer à vos appâts cette
berge creuse sous laquelle l'onde s'engouffre en tourbillonnant, ou
préférerez-vous jouer la facilité en les laissant tournoyer dans le courant
voisin, régulier et sans entraves ? Non, c'est sûr, si vous avez quelque
notion des tenues préférées de nos salmonidés ; tant pis si vous y laissez
quelques leurres.
Mais ce n'est pas tout, car il siéra aussi de savoir
distinguer à première vue les endroits vraiment favorables.
C'est ainsi qu'une eau profonde vous apparaîtra sombre,
noirâtre, car la lumière ne peut y pénétrer bien loin de la surface. Une plaque
d'eau courante, unie et luisante comme un miroir, décèle un fond régulier,
exempt d'obstacles cachés. Au contraire, ceux-ci existent-ils ? Vous
constaterez alors, en surface, des bouillonnements, des « moutons »
qui en sont l'indice certain. En aval des roches, des gros blocs dont le sommet
émerge, se voit toujours un remous plus ou moins calme résultant de l'arrêt de
l'eau par ces obstacles.
Quand le calme relatif est important, l'eau sombre, cela
indique sa profondeur et que le fond est sensiblement uni. Si, au contraire,
l'eau est agitée, si de nombreuses bulles d'air remontent en surface, nous
pouvons être certains que le fond y est raboteux ou que d'autres blocs, plus
petits et invisibles de l'extérieur, y existent. Ces endroits-là sont
habituellement le lieu de refuge de gros poissons : barbeaux, saumons ou
truites, et le pêcheur ne les négligera point.
À l'engouffrement ou au refoulement de l'eau superficielle
d'un courant qui vient frapper directement la rive, nous connaîtrons si des crônes
existent en dessous de la berge ou si celle-ci est pleine et présente un profil
vertical qui agit comme un barrage.
Il n'est pas jusqu'au degré de transparence des eaux qui ne
puisse donner au pêcheur expert les plus précieuses indications. N'insistons
pas plus longtemps, car la place nous manquerait pour conclure.
Cette somme de connaissances, lentement et progressivement
acquise par le pêcheur ayant exercé longtemps son art, voilà ce qui constitue
la vraie « science de l'eau » et qui fait que nous voyons ce pêcheur
si souvent réussir alors que débutants ou ignorants encaissent maintes
bredouilles.
Observons, observons sans cesse et toujours. Retenons
soigneusement dans notre mémoire tous ces aspects de la rivière. Là où nous les
avons déjà vus quelque part et où ils nous ont attiré le succès, ils nous le
procureront encore quand nous les rencontrerons pareils et que nous saurons à
propos nous en souvenir.
La « science de l'eau », apanage presque exclusif
des pêcheurs aux cheveux blanchis, est toute faite d'observations, de
comparaisons et d'expérience ; ne l'oublions pas si nous tenons à faire,
comme eux, souvent bonne pêche.
R. PORTIER.
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