a Direction du Chasseur Français me transmet une
lettre de M. Fabre, abonné, au sujet de ma causerie de mai sur « la
disparition des éphémères ». Votre lettre, monsieur Fabre, m'intéresse
particulièrement à plusieurs points de vue. C'est une bouffée d'air frai qui
rentre dans ma chambre quand j'ouvre ma fenêtre sur la vaste campagne. Votre
qualité de pêcheur rural, sans prétention, me plaît infiniment. C'est pourquoi
j'ai voulu y répondre, sûr que je saurais encore vous intéresser, sans avoir
moi-même aucune autre ambition. N'ayant pas votre adresse, c'est par notre
journal que je vous réponds : la question est d'ailleurs d'un intérêt
général.
La disparition des éphémères est un fait, une constatation
en de nombreux endroits. Il ne faut pas, cependant, conclure qu'elle est
générale ; mieux : je dis qu'en certains endroits cette disparition
est compensée par une apparition ou un accroissement d'autres insectes.
Je dirai, par exemple, pour ne citer que ce que j'ai
constaté personnellement, que dans mon coin il n'y avait jamais eu d'éclosion
de Polymitarcis ou manne blanche (qui paraît être l'éphémère dont vous
signalez une éclosion qui vous semble exceptionnelle au pont d'Espalion),
tandis qu'il y en avait régulièrement tous les ans à la fin de l'été à cinq
kilomètres en aval. Pour quelle raison cette différence en des lieux si
rapprochés ? Difficile à dire ; mais probablement différences dues à
la nature de l'eau et des fonds. Pendant ces cinq kilomètres, en effet, la
rivière reçoit un affluent fréquemment limoneux, en outre le caractère de la
rivière change, elle est moins torrentueuse : c'est déjà une rivière de
plaine. Mais, depuis l'été dernier seulement (il y a plus de quinze ans environ
que je pêche presque quotidiennement ici en ouvrant les yeux), je me suis
aperçu de la présence de Polymitarcis chez nous. J'ai même eu, à ce
sujet, quelques tâtonnements qui font l'objet de petits articles déjà écrits,
mais qui attendent, et je me suis posé la question : pourquoi ces
éphémères n'apparaissent-ils que maintenant et pourquoi pas avant ?
Je l'attribue — ce n'est qu'une opinion, voire une
supposition — au fait que « chez nous » le débit ralenti de la
rivière pendant la longue période de sécheresse a favorisé le dépôt de sable
limoneux favorable à Polymitarcis, qui, de ce fait, s'y est développé,
tandis qu'Oligoneuriella, qui n'aime que l'eau rapide et pure, a
diminué. La végétation aquatique de la rivière a changé, s'est développée
considérablement : preuve visuelle du changement de la rivière. À cette
cause naturelle, je n'ai fait qu'une allusion dans mon article parce que nous
n'y pouvons rien, tandis que nous pouvons, tout de même, prévenir le pêcheur à
la larve qui fait un abus inutile dans son prélèvement de larves, puisqu'il les
laisse ensuite mourir dans leur boîte abandonnée. Pour vous donner un autre
exemple incompréhensible de l'inaptitude de certaines eaux à contenir certains
insectes, je vous citerai, toujours « chez nous », le cas du grand
éphémère de mai. Il y a, chez nous, de grands éphémères dans tous les ruisseaux
qui se jettent dans l'Ariège. Fin mai et commencement juin, ils se livrent
au-dessus de ces ruisseaux et dans les environs à leurs danses nuptiales
régulièrement ; or il n'y en a pas sur l'Ariège, sauf quelques rares
exceptions, qui viennent des ruisseaux pour y pondre, comme ils pondent partout
où il y a de l'eau, mais sans résultat : jamais les œufs n'y réussissent
et on ne sait pourquoi. Il n'y a jamais eu de « petite bête » (larve
très connue de la mouche de mai), ni d'éclosions de mouche de mai en Ariège,
dans ma région.
Ces exemples prouvent que, pour contenir des éphémères, il
faut que les eaux soient favorables. Toutes les espèces ne se développent pas
dans une même qualité d'eau. Certaines exigent des eaux calmes, tranquilles à
fond vaseux avec flore aquatique (éphémère à ailes bleues, par exemple) ;
d'autres, au contraire, demandent une eau rapide, froide, à fond propre de
gravier (Oligoneuriella). Les naturalistes ne manquent jamais de
signaler l'habitat et le nom des rivières où ils ont découvert les insectes. Ce
travail d'entomologiste est encore loin d'être complet, même en France, où il
reste encore des espèces à découvrir, et cependant, déjà, on signale au moins
une espèce ayant complètement disparu : Palingenia longicauda
C'était la plus belle éphémère d'Europe.
Ceci posé, il nous est permis de supposer et facile de
constater qu'avec le changement de régime des rivières il peut y avoir aussi
changement de faune aquatique. On peut perdre une espèce et en gagner une autre
qui la remplace, au point de vue halieutique, parfaitement. Il en est ainsi, je
crois, pour Oligoneuriella (mouche d'août) et Polymitarcis (manne
blanche) qui tendent, à mon avis, à se substituer l'une à l'autre ici, mais qui
existent simultanément pour le moment, qui éclosent à la même époque, aux mêmes
heures.
Je crois aussi que certaines espèces de printemps ont
diminué, au moins dans ma région, considérablement, au point de ne plus donner
ces belles éclosions qui duraient autrefois toute une demi-journée en faisant
notre admiration. Ce sont surtout certaines espèces de Baetis et d'Ecdyonurus,
en général, et peut-être quelques autres espèces d'eaux vives et courantes à
larves carnassières plutôt que phytophages.
Il semble donc que l'observateur attentif saisisse sur le
fait l'évolution de la nature dans sa conséquence : la disparition ou le
changement des éphémères.
Mais vous remarquez, avec juste raison, qu'il y a peut-être
aussi une autre cause artificielle et humaine, celle-là, de la diminution des
insectes ; c'est l'éclairage des bords des rivières, de certains ponts
particulièrement.
La lumière attire certains insectes, pas tous. La manne
blanche est de ceux-là (1) ; mais les attire-t-elle avant la ponte ?
La ponte est un acte impérieux chez les éphémères, qui ne souffre généralement
pas l'attente. Il serait, en tout cas, assez facile de le vérifier sur ceux qui
tournent autour des lampes. Dans la négative, l'attirance, le phototropisme,
pour l'appeler par son nom, n'aurait aucun effet nuisible sur la reproduction.
Vous n'ignorez pas que ces insectes meurent presque immédiatement après la
ponte. Il est probable que les insectes accumulés sur la chaussée dont vous
parlez étaient morts à leur heure, ayant rempli leur mission. Il serait
évidemment préférable qu'ils tombassent à l'eau, où les poissons les goberaient ...
Comme vous le supposez, j'ai, en effet, constaté très
souvent ce même fait, surtout dans mon enfance, sur le Pont-Neuf de Toulouse.
N'habitant plus cette ville, je ne sais si on peut encore ramasser la « manne »
à pleines mains sur les parapets du pont. À cette époque, ce n'était que de
modestes becs de gaz qui étaient les coupables ; aujourd'hui, les lampes à
arc les ont remplacés. Les becs de gaz se transformèrent pour quelque temps en
vase à fleurs, comme il se doit dans la ville aux violettes ; je crois
qu'ils sont maintenant supprimés ... En tout cas, pour en revenir à nos
éphémères, la mort n'est pas due à la lumière, mais il n'est pas invraisemblable
que ce soit là, en effet, une cause partielle et locale de destruction,
analogue à celle du gibier qui va se tuer contre les phares en mer, s'il a le
malheur de se laisser prendre dans le faisceau lumineux.
En résumé, il est donc possible que la sécheresse ne nuise
pas dans votre rivière au peuplement en insectes. Mais, puisque vous avez
constaté la mort des vairons, je crains bien que beaucoup de larves aient aussi
péri, ainsi que des truites, plus exigeantes que les vairons.
Quoi qu'il en soit, il semble, après cet hiver, ce printemps
et ce début de l'été excessivement généreux en neige, grêle et pluie, que la
période d'années humides soit bien revenue et, avec elles, souhaitons-le, les
belles éclosions.
Je ne terminerai pas sans dire à M. Fabre de penser un peu à
l'équipement sportif du pêcheur gitan : scion de bambou de 3 mètres ;
ligne de 6 mètres sans moulinet ; une ou deux mouches sur bas de ligne
queue-de-rat. On ramène le poisson à la main.
C'est l'équipement du pêcheur à la mouche le plus simple, le
meilleur marché, réunissant tout l'essentiel à la portée de tous ... en
attendant la canne de nos rêves.
P. CARRÈRE.
(1) Je sais que sur les bords du Tarn — donc pas très loin
de chez vous — certains pêcheurs à la ligne de fond (bizarre, n'est-ce pas ?)
capturent en quantité énorme la manne blanche en installant une lampe au milieu
d'un drap de lit blanc étendu. Les insectes, attirés par la lumière,
s'accumulent sur le drap. Les pécheurs préparent une pâte dans laquelle ils
pétrissent la manne. Cette pâte sert à amorcer et à appâter le gros barbeau,
qui en est friand.
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