Depuis cinquante ans, l'on s'efforce d'adapter un moteur
léger sur une bicyclette. Pendant quarante ans, les efforts, il faut bien le
dire, furent vains. On avait réussi à créer de petites motocyclettes qui
pouvaient à la rigueur passer pour des bicyclettes à moteur, qui n'étaient ni
chair ni poisson, trop lentes pour les amateurs de vitesse, trop lourdes pour
les cyclistes qui devaient souvent les aider dans les côtes ou les remorquer,
et surtout extrêmement fragiles, s'usant vite, se disloquant, finissant au bout
d'un temps fort court à la ferraille. On admettait donc que seule la véritable
motocyclette, sans pédales, à débrayage et changement de vitesses classique, à
moteur à deux ou quatre temps, donnait satisfaction à une clientèle spéciale.
Ainsi, la motocyclette d'un côté, la bicyclette de tourisme
de l'autre gardaient leurs fervents, leurs partisans, leurs usagers qui ne se
mêlaient pas.
Baudry de Saunier, qui qualifiait la motocyclette : « l'automobile
du pauvre », n'aurait jamais songé à l'appeler : « la bicyclette
du riche ». Il y avait un Automobile-club, un Moto-cycle-Club, une Union
vélocipédique de France, une Fédération de cyclotourisme. Cette classification
était logique, s'imposait. En somme, on pédalait ou on ne pédalait pas, on
carburait ou on ne carburait pas.
Tout a changé brusquement avec la guerre, et sans qu'on pût
comprendre ce que la guerre était venue faire là dedans et comment le plus
pacifique des engins utilitaires ou de tourisme avait pu naître d'un conflit
mondial et du terrible bruit des armes.
Admettons la simple coïncidence et la conséquence du
perfectionnement dans la construction de toutes les sortes de moteurs. Le fait
est là. C'est dès la fin des hostilités qu'on vit surgir et se multiplier avec
une vitesse incroyable les bicyclettes à moteur. Et, pour la première fois,
c'en était de vraies et qui fonctionnaient simplement et admirablement bien. On
a vu rouler des bicyclettes à moteur très légères, qu'on entendait à peine
passer, qui ne coûtaient pas cher et filaient à la vitesse d'un bon cycliste,
d'une simplicité admirable, vraiment pratiques. On vit surgir une immense
clientèle de motorisés des deux sexes et de tous les âges, depuis l'employé qui
va à son bureau jusqu'à la paysanne allant vendre ses canards, en passant par
la jeune vacancière et la douairière de ville se rendant chez son épicier.
Le succès fut tel qu'en trois ou quatre ans toutes les
marques de bicyclettes se crurent obligées de présenter un vélomoteur. On revit
alors la recherche amusante de la place la plus convenable à assigner au petit
moteur à deux temps. On revit le moteur devant, derrière, dessous, sur le côté,
sur le porte-bagages, dans le cadre, et même fixé à une roue-remorque amovible.
Personne n'eut l'idée de fixer le moteur dans le sac à dos du cycliste, mais ça
viendra peut-être. Ce qui était nouveau, c'était que tous ces systèmes
semblaient donner satisfaction, être d'un prix modéré, s'adressaient à la même
clientèle : celle qui préfère rouler sans se donner du mal, sans efforts,
ne tenant pas à aller très vite et consentant à donner quelques coups de pédale
dans les côtes. Ainsi la bicyclette à moteur était définitivement née, à tel
point qu'on se demandait si, dans un proche avenir, elle n'allait pas remplacer
« l'autre », la vieille, celle « qui ne marche pas toute seule » :
le vélo.
Un malentendu fondamental, inné, existe entre deux
catégories de cyclistes qui sont fort mêlées. La première, qui compte bien neuf
cyclistes sur dix, pratique la bicyclette pour sa commodité, par économie, pour
des déplacements et promenades ou excursions de peu d'ampleur. Elle peut y
trouver un certain plaisir physique et parfois même éprouver quelque vanité
sportive à avoir couvert telle distance en tel temps (généralement évalué de
chic ou à l'a peu près) ; mais ordinairement, dans cette catégorie de
pseudo-touristes, il faut comprendre ceux qui peinent, qui soufflent, que les
côtes rebutent et qui se demandent si ce ne serait pas plus pratique et plus
simple d'avoir les avantages de la chose sans les inconvénients.
Je ne parle pas des millions d'usagers qui se servent de
leur vélo par nécessité et ne s'intéressent pas plus à leur monture et à
l'exercice qu'elle leur fait faire qu'un paysan à sa brouette. Tel l'ouvrier de
banlieue qui « f ... son vélo au train » ou le facteur qui roule
sur son « clou » par tous les temps, sans parler de l'inénarrable
porteur de messages du fameux et remarquable film : Jour de fête.
Reste donc uniquement la seule catégorie qui nous intéresse,
celle qui compte à peine, en France, une vingtaine de milliers de « mordus
du vélo », la catégorie des cyclotouristes, randonneurs, montagnards, diagonalistes,
les vrais, les durs ceux de tout âge, qui aiment l'effort pour l'effort, et qui
jalonnent leurs exploits de pâles défaillances et de « coups de bambou »,
comme si une force était en eux qui les poussât à souffrir avec l'obscure
conscience que le pain le plus savoureux est celui que l'on gagne à la sueur de
son front. Quelles sont, quelles vont être leurs réactions devant la bicyclette
à moteur ? Vont-ils se laisser tenter, ou, si leur nombre diminue sans
cesse, si le monde de demain, le monde qui roule sur deux roues, ne doit plus
compter que des coureurs professionnels ou des cyclo-motorisés, vont-ils
renoncer à leur héroïsme désintéressé d'hybrides en redoutant d'être classés
parmi les originaux, les cinglés, les « types qui datent », ni
contemplatifs ni champions, survivants de l'époque de la lampe à pétrole et du
phonographe à rouleaux ? Voilà la question posée. Elle se double d'une
autre à propos de laquelle, cyclotouriste impénitent et parfaitement décidé à
ne jamais immoler au moteur avant l'extrême limite de mes forces, je donne
raison aux motorisés : c'est la question camping.
Je n'ai jamais pu me résoudre à surcharger ma bécane d'une
quinzaine de kilos. On aura beau me vanter la légèreté d'un matériel ultra-moderne,
je défie n'importe quel « campeur intégral », avec tout son attirail
de réchauds, casseroles, matelas, toiles de tente et piquets, auxquels s'ajoutent
le linge de rechange, l'outillage, l'appareil photo, etc., de descendre
au-dessous de ce poids supplémentaire qui double celui de la bicyclette. Pour
ces traîneurs de matériel, pour ces héros de la surcharge, un moteur n'est-il
pas chose terriblement tentante ? Quoi ! les péniches sont
motorisées, les morutiers, les thoniers sont motorisés, les faucheuses de
gazon, les charrues, le matériel des bûcherons, tout est motorisé, et les cyclo-campeurs
ne le seraient pas et continueraient de traîner un matériel impressionnant à la
seule force de leurs jambes ? Pourquoi ? Pour épater qui ? Pas
même pour s'épater eux-mêmes !
Combien leur cas est différent de celui des cyclotouristes
qui, certes, peinent, luttent contre les éléments, mais dans des conditions
tout autres, humaines, saines, connaissant non la fatigue épuisante, mais la
plus merveilleuse des lassitudes, si je puis dire, cette sorte d'ivresse
étrange que procure non l'effort constant de la poussée, mais seulement
l'effort un peu trop prolongé sur des routes ingrates où le vent vous guerroie,
où les côtes trop répétées vous « cassent les pattes ». Tous les
randonneurs me comprendront, mais, pour ceux que la bicyclette ennuie et que
les côtes écœurent, ces lignes paraîtront de l'hébreu.
Finalement la multiplication, la prolifération des
cyclomoteurs aboutira à ce résultat : l'élimination rapide et définitive
des faux cyclotouristes, des tièdes, des hésitants, des versatiles et, en
général, des nouveaux venus à ce sport qui compte déjà cinquante ans et dont la
quasi-résurrection, depuis une vingtaine d'années, tient du miracle.
Ce qui me paraît inconcevable, c'est que l'on puisse songer,
au cours d'une sortie de club, à mélanger les pédaleurs et les pétaradants. Ils
peuvent vivre en bons rapports. On les mettrait dans la même cage qu'ils ne se
dévoreraient certainement pas ; mais qu'on les mêle ou qu'ils se mêlent
les uns aux autres, voilà qui ne ressemblerait plus à rien, si ce n'est à une
charge militaire pour écran où les chevaux seraient mélangés aux tanks !
* * *
Pour conclure, je ne peux mieux faire que de citer le Dr Ruffier,
qui, par une simple comparaison de deux mots : les mots outil et machine,
trancha la question.
« Il n'y a aucune parenté entre l'outil et la machine.
L'outil est un instrument inerte. Il ne sort de l'état d'inertie que mû par la
force humaine. La machine est un instrument créé pour remplacer la force
humaine. L'homme se sert de l'outil. Il ne fait que mettre en marche ou surveiller
la machine. Le but de l'outil est le meilleur emploi et la plus grande
efficacité de la force. Le but de la machine est de se substituer à cette
force. La machine supprime la fatigue. C'est pour cela qu'elle a été créée :
pour la supprimer ou l'atténuer. Que les hommes aient vu en elle, plus tard, un
instrument de super-production, c'est leur affaire. Il n'en reste pas moins
vrai que l'on ne peut marier l'effort et le non-effort, la pédale et la
manette. Immanquablement la première serait vaincue par la seconde. Une cloison
s'impose. Elle se créera toute seule, espérons-le, par la loi de la sélection
naturelle ».
Henry DE LA TOMBELLE.
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