u début de l'alpinisme, lorsqu'une « première »
était accomplie, c'était une joie générale dans les vallées. Des villages
voisins, on avait suivi toutes les péripéties de l'aventure à la lunette,
l'arrivée à la cime avait soulevé l'enthousiasme, et des pavoisements, des
chants et des pétards — baptisés coups de canon — saluaient cet exploit.
Aujourd'hui, il n'en est plus de même, et les premières
grimpées de pas mal de pointes secondaires et le succès sur des itinéraires
nouveaux s'obtiennent souvent solitairement, loin de la vue de ceux d'en bas.
Il est donc indiqué de laisser trace de son passage : un modeste tas de
pierre, un mot dans une bouteille vide, ou, mieux encore, car la foudre peut
disperser tout cela, quelques photographies permettant de préciser l'exploit.
Le temps n'est plus où l'on pouvait se fier aveuglément à la
parole des découvreurs. La terrible aventure de l'amiral Peary, revenant du
pôle Nord, en 1910, pour trouver le monde entier chantant la gloire d'un
immonde imposteur, le Dr Cook, qui prétendait l'y avoir devancé, a clos
définitivement l'ère de la confiance.
À notre époque de ruée vers les Andes et l'Himalaya, on peut
se demander quelles sont, en manière d'alpinisme, les preuves matérielles
acceptées comme incontestables par les sociétés qui font autorité en la
matière, telles que l'Alpine-Club de Londres ou la Société de Géographie.
Les témoignages sont une présomption, plus forte et presque
définitive s'ils émanent de personnes étrangères à l'expédition.
Les objets laissés à la cime, et rapportés par une seconde
caravane, parlent par eux-mêmes. C'est ainsi que, lors de la seconde montée à
la Meije, on trouva à l'extrême pointe un morceau de ruban tricolore fixé là
par le guide Gaspard, souvenir précieux qui finit par arriver entre mes mains
et dont j'ai fait don à ma section du Club Alpin.
À défaut de tout cela, un ou deux rouleaux de photos, un
tour d'horizon permettant de fixer par rapport aux autres cimes le site et
l'altitude relative du point atteint sont des arguments sans réplique. S'il est
impossible de produire ces documents, la victoire ne demeure qu'une
présomption. C'est ainsi que, sur l'Everest, les autorités alpines d'Angleterre
reconnaissent comme plus haut point atteint celui du colonel Norton, vérifié à
environ 8.600 mètres, bien que sachant que Irving et Mallory, dans leur
dernière tentative, ont péri beaucoup plus haut, peut-être même en redescendant
du sommet.
L'expédition française de 1950 à l'Himalaya a fait preuve
dans ce domaine d'une bien grande légèreté. Elle nous a rapporté des monceaux
de vues et de films qui sont des merveilles, mais, parvenus au sommet de
l'Annapurna, les vainqueurs n'ont songé qu'à se photographier l'un l'autre,
sans aucun arrière-plan. Nous avons ainsi une photo d'un des grimpeurs gesticulant
avec son piolet orné d'un fanion tricolore, tout à la joie du succès, qui
prouve que rien ne s'opposait à la prise de vues plus « géographiques »
et qui nous fait amèrement regretter que le courage et le sacrifice des
Français ne se soit point doublé de plus de méthode. Dans un autre ordre
d'idées, l'emploi d'un équipement plus sérieux, tel que celui de gants cousus
aux habits par des sangles, comme les utilisent toutes les expéditions polaires
et himalayennes, eût préservé les malheureux de la congélation et de
l'amputation des doigts, suite de la perte de leurs gants simplement passés aux
mains.
Les Lyonnais partis en 1951, et qui perdirent deux de leurs
chefs dès la première tentative, ont peut-être et même probablement eu à
souffrir de ce même caractère primesautier et décevant de notre race. En mars
1951 — ils partirent en juin — j'eus la stupeur d'en rencontrer un, au Club
Alpin, en chasse de cartes du Népal et du Gharwal, l’endroit précisément où
allait se situer leur tentative. Je ne pus que l'aiguiller sur l'ambassade
anglaise et l'Alpine-Club, mais tout en pensant que tant d'improvisation
n'était pas d'excellente augure.
Il est malheureux, après avoir risqué sa vie pour accomplir
des exploits sans précédents, de n'avoir rien à montrer à l'appui de sa
conquête, faute d'avoir « fusillé » les montagnes voisines, avec un
de ces appareils de format réduit, qui pèsent si peu et tiennent si peu de
place. En cela, comme en bien d'autres choses, nous sommes toujours les « Français
adorables et exaspérants ». C'est peut-être un travers, c'est sûrement une
des qualités de notre peuple et, au fond, personne ne nous en veut.
Robert LARAVIRE.
|