Qui n'a pas, lorsque l'on évoque devant lui la Guyane, vu se
profiler dans un horizon redoutable une terre déshéritée, labourée par les
fièvres, endormie dans une chaleur étouffante, où glisse ça et là l'ombre de
quelque bagnard échappé d'un pénitencier ? C'est là pourtant se faire de
cette fraction de France lointaine, découverte en 1498 par Christophe Colomb,
une représentation assez inexacte.
À quelque 5.000 kilomètres de l'Europe s'étend son vaste
territoire de 92.000 kilomètres carrés que peuplent 28.500 habitants. Son sol
mamelonné est raviné par d'innombrables rivières, qui découpent sa vieille
pénéplaine. Au long des côtes, un chapelet d'îles dont les plus connues sont
les îles du Salut. Proche de l'équateur, son climat découvre les particularités
climatiques suivantes : alternance de saison sèche et de pluies, avec
prédominance des dernières. Chaleur, humidité, il n'en faut pas plus pour que
ce climat soit anémiant. De l'hiver à l'été, la longueur des jours ne varie
guère, et l'aube et le crépuscule y sont à peu près ignorés, puisque, moins
d'une demi-heure après le coucher du soleil, la nuit est déjà totale : 17
heures ... c'est l'heure où l'explorateur, dans la brousse hostile, se
hâte de préparer le campement nocturne qu'un grand feu de bois protégera des
fauves inquiétants et des insectes venimeux (araignées, scorpions ...).
La faune, très riche, est, en effet, représentée par des
pumas et des jaguars, qui se repaissent des grands troupeaux d'herbivores, et
parfois aussi de l'homme endormi ... On y trouve encore des serpents à
sonnette, des singes (ouistitis, saguins, singes hurleurs), des oiseaux aux
plumages chatoyants (perroquets, flamants rouges, oiseaux-mouches), auxquels se
mêlent des oiseaux de chez nous (pigeons ramiers, bécasses, mouettes et
goélands, ces derniers sur les côtes).
Mais le vrai triomphe de la Guyane, c'est sa forêt, aux
essences les plus variées, dont les arbres dépassent souvent 40 mètres. La
densité du feuillage supérieur y arrête parfois tout rayonnement solaire, et
l'on y peut assez souvent cheminer relativement facilement parmi le lacis des
grands troncs. Bois précieux et vulgaires se partagent anarchiquement cette
sylve, où la hache se refuse à ouvrir une clairière qu'envahissent presque
aussitôt les assauts répétés d'une végétation renaissante. La flore y est d'une
extrême richesse, de l'acajou au palétuvier, des résineux comme l'hévéa, ou
l'encens noir ou blanc, au « roucou », cet arbre à teinture dont
s'enduisent encore maintes tribus sud-américaines, des plantes à huile
(palmiers, cocotiers, ricin, arachide ...) aux aromatiques (girofliers,
cannelliers ...).
Sur tout ce monde équatorial se déploie le carrousel
lancinant des bestioles infimes, mouches ou moustiques, inoffensives ou
meurtrières, comme l'anophèle du paludisme et la stegomya de la fièvre jaune.
Mais aussi quelle grâce dans le vol des papillons d'azur qui furent source de
menus ou gros profits pour maints chasseurs, et quel enchantement, la nuit,
lorsque s'allument les myriades de feux des lucioles !
Pauvre pays ! pensez-vous peut-être encore. Et
cependant la Guyane est d'une remarquable richesse ...
Sa population est formée en partie de mulâtres et de métis
de toutes races. Les tribus autochtones sont représentées essentiellement par
des Caraïbes et les Arawaks, qui s'adonnent à l'agriculture, à la chasse par
piégeage ou par fléchettes empoisonnées au curare, poison déterminant une
paralysie. Sur les 23.500 habitants, 18.000 se groupent dans les villes ou,
mieux, les gros bourgs. C'est dire la faiblesse de la densité de la population
pour le reste du pays.
Cette faible population suffit-elle d'ailleurs à
l'exploitation agricole, forestière ou minière d'aussi vastes espaces ?
Certainement pas. Cependant l'agriculture y réussirait fort bien sur ces
terrains alluvionnaires. Certes, il y a bien quelques cultures, mais elles
subviennent à peine aux besoins des habitants, cultures de patates, d'igname,
de manioc. Que n'y exploite-t-on des rizières dont le rendement serait
intéressant ! On envisage en effet leur extension. Seule la canne à sucre
y a prospéré relativement bien, ainsi que le ricin.
Quant à l'élevage, qu'en dirons-nous ? Proie des
fauves, les grands troupeaux de bovins qui paissaient dans les 60.000 hectares
de ses savanes littorales sont aujourd'hui réduits à presque rien.
C'est surtout la forêt qui paraît devoir légitimer les
espoirs les plus grands, comme aussi la prospection aurifère. Mais combien de
prospecteurs, attirés par le miraculeux métal, se sont enfouis dans la
profondeur des bois avec une préparation insuffisante et ont succombé à
l'assaut conjugué des fièvres, des serpents, des moustiques ou des fauves :
80.000 cadavres, dit-on, auraient été le prix de cette aventure, entre 1853 et
1947. Les gîtes sont riches et assez nombreux, mais leur exploitation
rationnelle exigerait une organisation importante qui dépasse le plus souvent
les possibilités d'action ou financières du chercheur individuel dès qu'il
s'agit de gagner l'intérieur de la forêt.
Ce ne sont donc pas les ressources qui font défaut. Mais
l'installation du bagne, après 1850, n'a guère favorisé l'essor de cette
région. Le climat y est dur, certes ; l'est-il plus pourtant que dans
certains territoires africains de l'Union française ? Non pas. On peut
vivre en Guyane, et celle-ci attend des hommes pour mettre en valeur ses
richesses aujourd'hui improductives. C'est à l'instauration d'une immigration
intelligente d'en assurer la venue ou la relève. Alors peut-être assistera-t-on
à l'épanouissement d'un sol aujourd'hui stérile, riche demain de ses moissons
et de ses élevages, où canne à sucre et bananes, exploitation forestière ou
recherche de la précieuse pépite répondront pleinement aux espoirs passés, pour
lesquels sont morts les courageux conquistadors des temps héroïques.
Pierre GAUROY.
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