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Petits métiers de l'Afrique Noire

Les tisserands

'il est exact que les tissus d'importation européenne, inspirés ou non de motifs indigènes, pénètrent à pleins bateaux dans les ports africains, il n'en est pas moins vrai que les peuplades sédentaires de l'intérieur restent encore fidèles aux tissus traditionnels, soit par respect des coutumes ancestrales, par goût ou par nécessité. Les tisserands forment donc encore un groupe important de l'activité artisanale.

Dans leurs déplacements, de village à village, ils ne transportent guère que le peigne à dents de roseau, les deux ensouples en fil de coton ou en crin, quelques cordes avec leurs roulettes de support et l'inséparable gri-gri du métier. C'est sur le lieu même du travail, sous un arbre qui va fournir son ombre et les montants de son bâti, que le métier à tisser va cliqueter dans peu d'instants.

D'un énorme fuseau, les fils de chaîne vont s'étirer entre des pieux fichés en terre. Berçant ses pas d'un chant monotone improvisé, le tisserand, sous le soleil, va dérouler des kilomètres de fil de coton ou de poil de chameau. De temps en temps, des enfants criards, par volées et par jeu, viennent se disputer son fuseau, puis, en bondissant, font ronfler, entre leurs doigts, la tige de bois rugueux.

La chaîne est terminée ; aidé par des fillettes sages, fil à fil, patiemment, le tisserand l'enfile par moitié dans les boucles de chaque ensouple, puis tout entière dans les dents du peigne. Il s'assied sur une traverse du bâti tortueux. Lentement, avec des gestes calculés, il passe à chacun de ses gros orteils craquelés la boucle de la corde rugueuse qui active les ensouples.

Cla cla cla, cla cla cla, tandis qu'une ensouple monte et que l'autre descend, les fils de chaîne séparés caressent au passage la diligente navette de bois dur, qui zigzague et perd son fil en râlant. Le peigne de roseau, alourdi d'un rondin massif, d'un élan mesuré, tasse avec un bruit mat. Sous l'œil intéressé des curieux, et surtout des curieuses, les millimètres de pagne s'enroulent lentement.

Autour, du métier à tisser, des petits d'hommes jouent à saute-mouton et des petits de moutons jouent à saute-homme. Une femme carde et file à la quenouille ; une autre, sur une pierre plate, avec un rouleau de bois, égrène du coton ; des volailles, à son entour, se disputent les petites boules noires et luisantes qui s'expriment en un langage soyeux. Une statue de bronze ruisselante apporte du marigot une calebassée d'eau qu'elle offre à chacun tour à tour ; un griot, grand et gros, et luisant, la lutine un instant, puis lâche une sornette.

Et c'est ainsi qu'en ce pays, où le temps ne compte pas, le tissu ne se file que quand le battant bat.

Un de mes bons amis, M. Alibert, maître ouvrier tisserand, alors qu'il était directeur de la Maison des Artisans de Bamako, eut un jour une idée de génie ; ce qui est encore mieux, il la réalisa. C'est en pleine euphorie qu'il donna le jour à un superbe petit métier à tisser pour rajeunir de vingt siècles les tisserands d'Afrique.

Cette petite merveille, démontable en un clin d'œil, légère comme trois plumes de « mange-mil », tissant le pagne en une seule largeur, comportait un dévidoir qui vous faisait une chaîne en un tournemain.

Les essais arrachèrent des hurlements de joie aux plus lugubres pessimistes, et tous les tisserands du cercle, amenés à grand tam-tam, en restèrent bouche bée Walaï !

Ce que voyant, M. Alibert fit construire, par ses élèves, quelques exemplaires de son métier, pour les céder à très bas prix, aux meilleurs artisans de Bamako et environs. C'est avec un plaisir évident que ces derniers les acquirent ; mais, car il y a un « mais », jugez de la consternation de M. Alibert lorsque, quelque temps plus tard, il retrouva ses enfants rongés par les termites, crottés par les volailles et servant de perchoir aux cabris, à l'ombre de minuscules cases. Cramoisi comme un cardinal, il exigea des comptes ; avec de grands sourires, on lui en rendit :

— Ah ! moussié Libert, mon grand grrand pataron, y a pas bon se fâcher. Ton matière y a bon pour toi Walaï, y a pas bon pour moi Walaï ! Ton tête y a comprend Walaï ! Quand mon femme y a brûlé ton pagne, lui y a tout foutu ; quand mon femme y a brûlé mon pagne, lui y a pas tout foutu Walaï ! un peu foutu seulement, et moi y a changé le bande qui y a foutu seulement Walaï !

« Mon vieux Marcel, ne crois pas que je veuille « te mettre en boîte », je sais bien que, si tu le voulais, tu pourrais en raconter de bien plus suaves sur mon compte. On fait tout pour un bien dans ce diable de pays, mais … il y a toujours des « mais ».

» Je veux te dire aussi que, lorsque je suis repassé à Bamako, j'y ai revu quelques-uns de tes vieux artisans ; tous regrettent le bon temps de moussié Libert et travaillent sur tes petits métiers. La plupart des « virtuoses » qui t'ont remplacé en ont vanté aux bons touristes émerveillés les mérites incontestables et se sont réclamés de leur paternité : on a le cœur bien tendre quand on n'a pas d'enfants.

» Laisse-moi te remercier, ainsi que J. Garnier, des quelques clichés que vous avez mis à ma disposition ; comme vous le voyez, j'essaye d'en faire bon usage. Je serais heureux de vous revoir Walaï ... Inch Allah !

En plus du pagne d'usage courant, les tisserands exécutent, en petites largeurs assemblées, des couvertures et des tentures en belle laine blanche qui mériteraient d'être mieux connues dans la métropole. Dans certaines régions, des artisans sont passés maîtres, pour allier à une patience inouïe un goût très sûr de la couleur, du dessin et de la qualité. Le même travail, avec une technique améliorée, pourrait rivaliser avec certaines productions exotiques de réputation mondiale.

J. GRAND.

Le Chasseur Français N°657 Novembre 1951 Page 693