Autant il est intéressant de saisir les ressemblances qui donnent
des parentés à des genres zoologiques, autant il peu être fastidieux de dire
les caractères qui séparent les genres et ceux qui, dans le cadre des genres,
différencient les espèces.
Ainsi, après avoir regardé l'ensemble des crustacés (1), si,
pour nous attacher aujourd'hui aux crabes, nous voulions les distinguer des
autres décapodes et surtout les distinguer entre eux, cet article ne serait que
fastidieuses énumérations. Heureusement, il est possible de dire en peu de mots
l’essentiel des caractères qui font le crabe : le « céphalothorax »
est aplati, les pattes sont légèrement divergentes, les antennes sont
atrophiées, et les mœurs ont tendance à devenir amphibies. Voilà, ce sera tout.
Heureusement, il existe dans toute famille animale des traits
qui méritent d'être particulièrement étudiés, ou qui peuvent éclaircir certains
mystères zoologiques.
Ici, nous allons raconter une histoire, celle des crabes qui
se déguisent.
Quand, d'une barque ou simplement des roches du rivage, on
fixe, par temps calme, des algues peu profondes, on peut voir parfois les
algues bouger. C'est l'effet d'un courant sans doute ... Mais non ! cette
touffe vient de se déplacer ; on la croirait vraiment animée ... Mais oui !
elle a des pattes, de longues pattes velues ...
Alors, si on cueille cette touffe d'algues avec une
épuisette, on découvre qu'il s'agit d'un crabe, d'un gros crabe à longues
pattes d'araignée, et sur le dos duquel ont poussé des algues.
Des pêcheurs vous diront que c'est une « araignée de mer »
(en Méditerranée, une « grilla ») ; des naturalistes, que c'est
une « maïa », distinguant même peut-être la « maïa squinado »
et la « maïa verrucosa », moins commune et presque exclusivement
méditerranéenne, plus petite et avec des verrues sur la carapace au lieu de
pointes. Mais ce que l'on ne vous dira sans doute pas, car la chose est peu
connue, c'est pourquoi son corps est ainsi couvert d'algues.
Prenons une maïa à ce milieu foisonnant où elle aurait passé
totalement inaperçue si elle n'avait pas bougé. Arrachons-lui ses algues. Nous
voyons bien, alors, sa forme triangulaire, son rostre à deux cornes, son dos
bombé, hérissé de solides épines parfois formées en crochets, ses longues
pattes poilues.
Mettons-la dans un aquarium. Bientôt, elle aura cueilli des
algues et se les sera fixées sur le dos. Elle se sera donc habillée dans le ton
même du milieu où elle vit, avec les frondaisons mêmes de son habitat.
Bien mieux encore : mettons maintenant une maïa,
auparavant « déshabillée », dans un aquarium sans aucune végétation.
Elle couvrira sa carapace avec n'importe quoi. Ainsi nous en avons vu une, à
l'aquarium de Monaco, grotesquement vêtue d'un morceau d'éponge qui lui donnait
une assez monstrueuse allure. Le Dr Oxner, ancien directeur de cet aquarium, a
raconté en avoir vu qui s'étaient affublées de morceaux de journaux, de
lambeaux d'étoffe, de bouts de ficelle.
Tout cela a été systématiquement étudié dans une série
d'expériences par le biologiste polonais R. Minkiewicz. Ayant nettoyé la
carapace d'un lot de maïas, il voulut savoir quelle était leur couleur
préférée, selon la couleur de l'ambiance où elles vivent.
Sur le fond d'une dizaine de bacs, il mit des feuilles de
papier de couleurs différentes. Et dans chaque bac quelques maïas. Puis il y
jeta des morceaux de papier, des confetti, des franges découpées, de toutes ces
mêmes couleurs. Les araignées de mer s'emparèrent aussitôt de ces papiers. Et
toutes procédaient de même façon : d'abord, elles présentaient le morceau
devant leurs yeux, le portaient même à leur bouche ; puis ou bien elles le
rejetaient, ou bien elles l'accrochaient à l'un des piquants de leur carapace.
Et, dans tous les bacs, la seule couleur dont elles
s'habillaient, c'était la couleur du fond. Si bien que toutes furent vite
vêtues selon l'ambiance.
Mais l'expérimentateur mit des crabes habillés de rouge dans
un bac bleu, et vice versa. Alors les nouveaux arrivants se dépêchèrent de se
vêtir à la mode locale.
Seulement, voilà : ils omirent de se déshabiller avant
de mettre leur nouveau costume. Aussi, rouges et bleues, mauves et noires,
blanches et vertes, les pauvres étaient bien plus visibles qu'ils ne l'auraient
été avec leur seule teinte neutre, Un vrai carnaval !
Il y a là un témoignage fort intéressant sur le mécanisme de
l'instinct. Ces crabes n'ont pas, dans leur existence coutumière, à changer
d'habitat ; et leur habitat change encore moins souvent de végétation et
de couleur. Aussi n'ont-ils que l'instinct de se vêtir avec des fragments de
quoi que ce soit arrachés à leur entourage. Mais ils ne « pensent »
pas — ou plutôt l'instinct n'a pas pensé une bonne fois pour toutes — qu'ils
doivent auparavant enlever leur ancienne robe. On voit bien la différence :
ils savent juger qu'ils ne sont pas de même couleur que le milieu, et, alors,
s'habiller de cette couleur ; mais leur instinct n'a prévu cela que pour
le cas où leur déguisement serait tombé, non pour celui où le milieu aurait
changé. Ils ne font donc pas de différence entre la divergence de couleur « carapace-milieu »
et la différence de couleur « ancienne robe-nouveau milieu » ;
dans les deux cas, ils réagissent de même.
Ainsi, toujours, l'instinct prévoit-il les seules
circonstances de la vie habituelle ; il ne sait jamais s'adapter.
Pierre DE LATIL.
(1) Voir Le Chasseur français d'octobre 1951.
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