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Le juste milieu

Nous avons récemment cité la négation systématique qu'opposa un savant officiel à l'invention du phonographe. Le cas n'est pas unique. Nous en choisirons un autre aujourd'hui, où cet aveuglement contre l'évidence n'est plus le fait d'un rétrograde isolé, mais de tout un groupe, d'une majorité même, parmi laquelle se trouvent des personnages éminents.

Mais, profitant de cet exemple, nous verrons en même temps qu'à côté de l'incrédulité qui s'obstine un enthousiasme immodéré peut être également comique dans ses exagérations ... Le juste milieu est une position difficile à tenir !

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Voyons d'abord les critiques.

Nous sommes en 1630. L'École centrale des Arts et Manufactures vient d'être fondée et un ingénieur, Auguste Perdonnet, y professe. Il est l'auteur d'un mémoire sur les « chemins de fer à ornières », question à l'ordre du jour, car, depuis quelque temps, ces bizarres instruments fonctionnent ça et là, notamment entre Liverpool et Manchester. Et, bien que leur trafic et leur emploi soient encore très limités, Perdonnet ose dire, en plein cours, que la découverte de ces mécaniques « va opérer une révolution semblable à celle de l'imprimerie ».

À ces mots, tollé général. Un concert d'imprécations accueille cette prophétie, mêlant l'ironie à l'indignation et n'exigeant rien moins que la suppression du cours et du professeur. Le pauvre Perdonnet est textuellement traité d'« insensé ». Il a l'audace de persévérer dans son opinion. C'est un scandale comme on n'en a jamais vu !

Ce n'est pourtant qu'un commencement. À quelque temps de là, ce même Perdonnet, poussant l'utopie jusqu'à la démence, ose proposer la création d'un chemin de fer entre Paris et Rouen, cependant qu'Émile Pereire, un autre fou, entreprend la ligne Paris-Saint-Germain.

Cette fois, l'autorité s'en mêle. Thiers, qui a toujours haussé les épaules avec pitié quand on lui parle de faire rouler des voitures sur des barres d'acier, s'insurge : « Moi, s'écrie-t-il, demander à la Chambre le chemin de Rouen ? Je m'en garderai bien. On me jetterait au bas de la tribune ! »

Peut-être aurait-il couru ce risque. « Un tel projet est impossible, a déjà déclaré le ministre des Finances : le fer est trop cher ! » Et un député assure que la réalisation en est chimérique « parce que le pays est trop accidenté » !

Mais il faut justifier ces refus par le témoignage de la science. C'est encore une fois l'Académie qui s'en charge, par l'organe d'un de ses membres les plus illustres : Arago.

Il est singulier de constater que ce savant, ce grand savant, n'a cependant rien d'un sceptique en matière d'innovations. « Celui qui, en dehors des mathématiques pures, a-t-il écrit, prononce le mot impossible manque de prudence. » Et, ailleurs, il met en garde contre l'incrédulité, nuisible au progrès.

Ici, pourtant, il n'applique guère sa théorie, car son opposition au projet exprime les craintes les plus inquiétantes.

Partant de ce principe qu' « on n'arrivera pas d'emblée à l'embouchure des tunnels », il peint un tableau désastreux des accidents qui ne manqueront pas de se produire.

Il faudra d'abord, développe-t-il longuement, traverser des tranchées où la chaleur sera « étouffante ». Pourquoi étouffante ? Il n'en donne pas la raison, mais il précise son affirmation par des chiffres : 40 ou 45° Réaumur. Cela fait près de 57° C ! ... Et, de cette zone torride, où passera-t-on brusquement ? À 8° Réaumur (10° C).

« J'affirme, s'écrie alors le savant dans un beau mouvement d'éloquence, j'affirme sans hésiter que, dans ce passage subit, les personnes sujettes à la transpiration seront incommodées, qu'elles gagneront des fluxions de poitrine, des pleurésies, des catarrhes ... »

Cette prédiction trouble vivement l’assemblée, qui émet, constate le compte rendu, des « bruits divers ». Mais l'orateur n'a pas fini et a gardé pour sa conclusion la menace d'un effroyable cataclysme ; « Il est possible qu'une « machine locomotive » éclate. C'est alors un coup de mitraille ! ... »

L'Académie tout entière frémit. Le prophète achève de la terrifier en la ramenant dans ce tunnel qui lui tient décidément à cœur et en l'y abandonnant aux conséquences de l'explosion :

« Là, vous auriez à redouter les coups directs et les coups réfléchis ; là, vous auriez à craindre que la voûte ne s'écroulât sur vos têtes ! »

Heureusement pour notre renom scientifique, ces exemples, qu'on pourrait multiplier, ne sont pas particuliers aux savants de notre pays. Dans le même temps où Arago lançait ainsi l'anathème à la « machine locomotive », le Collège royal de Médecine de Bavière donnait aussi son avis sur la question. Il était nettement défavorable. D'après cette illustre compagnie, les chemins de fer seraient un fléau pour la santé publique, mais, cette fois, à cause de la rapidité du mouvement, qui non seulement provoquerait l'ébranlement cérébral des occupants du train, mais encore ferait tomber dans le vertige ceux qui le verraient passer ! ... Si, par malheur, on ne tenait pas compte de ces sages avis, il n'y aurait alors qu'une solution à envisager pour pallier un peu le mal : enfermer la voie entre deux cloisons !

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Il y aurait des volumes à écrire sur cette seule question. Mais passons maintenant au camp des optimistes. Ils ne sont pas moins plaisants.

Dans un article anonyme du Magasin pittoresque de l'année 1836, l'auteur parle de ce fameux projet du « Paris-Saint-Germain », qui prend corps, et s'en montre le plus chaud partisan. Il va même au-devant des objections et combat ceux qui protestent contre la construction de la gare dans Paris (place de la Madeleine, d'après le premier projet) par des arguments irrésistibles :

« De quoi aurait-on peur ? dit-il. De la fumée ? Mais il est constant que le coke, avec lequel on chauffe les locomotives, ne donne pas de fumée. Du bruit ? Mais on s'accorde à dire qu'une locomotive, allant sur un chemin de fer, ne fait pas la moitié du bruit d'un fiacre ... »

Et quelle commodité pour les Parisiens :

« Au-dessous du viaduc formé par les arcades (1), des voûtes d'arête permettront de donner passage à des voitures de toute espèce, afin que les voyageurs puissent, en descendant du chemin de fer, monter à couvert dans leurs équipages ou dans des omnibus qui communiquent avec tous les points de Paris ... »

Mais ce n'est pas qu'aux Parisiens que le chemin de fer sera profitable. L'auteur voit plus loin :

« Un collégien, écrit-il, à qui les médecins auront recommandé de changer d'air pendant les vacances partira de Paris le 1er septembre, ira respirer l'air de Coblence, de Varsovie, de Moscou, poussera, s'il lui plaît, jusqu'en Sibérie, entrera en Chine, se reposera huit jours à Pékin, reviendra par Astrakan, Constantinople et Vienne, s'arrêtera un jour ou deux dans chaque capitale et sera de retour avant la rentrée des classes, au 15 octobre ... »

Certes, un tel programme, conçu il y a bientôt cent vingt ans, devrait faire rougir les organisateurs actuels des auberges de jeunesse. Mais voici aussi pour les parents :

« Comme une seule locomotive peut tirer un train de 590 pieds de long, tout bourgeois aisé pourra avoir une voiture avec chambre à coucher et salon, en miniature bien entendu. Un voyage n'est aujourd'hui qu'une corvée, alors ce sera un plaisir ; car, sur les chemins de fer, les chaos (sic) sont inconnus : on y peut lire et écrire. Aussi quelle affluence il y aura de tous les points du globe sur notre capitale ... Les Parisiens ne trouveront plus de place à l'Opéra parce qu'il sera encombré d'Anglais, de Hollandais, d'Allemands et d'Italiens venus se distraire un instant ... Orléans et Rouen deviendront les faubourgs de Paris. On s'invitera au bal de Paris à Bruxelles, comme aujourd'hui de Paris à Saint-Denis. »

Et voici enfin pour la bonne bouche :

« Et quel temps pour la bonne chère ! Les pâtés de Strasbourg et de Périgueux arriveront encore chauds sur les tables des gastronomes. Un amateur pourra commander une truite saumonée à Genève, un roastbeef à Londres, une tranche de veau glacé à Arkhangel, un macaroni à Naples, un dessert des fruits sucrés d'Andalousie, et tout cela arrivera frais et à bon point, et à bon marché, ce qui vaut mieux encore. »

Quand nous lisons cela, ne devons-nous pas déplorer que notre siècle dégénéré n'ait pas su tenir ces alléchantes promesses, que les pâtés de Périgueux continuent de nous arriver froids et que personne de nous, personne, n'ait pu encore apprécier cette délicieuse spécialité de la cuisine d'Arkhangel, le veau glacé ?

L. MARCELLIN.

(1) Le projet primitif comportait une voie surélevée de vingt pieds au-dessus du sol. La traversée des rues devait s'opérer « au moyen de ponts légers et hardis en fonte et à jour, qui formeront pour toutes ces rues une formidable décoration.

Le Chasseur Français N°657 Novembre 1951 Page 699