ans son lit douillet, Cyprien dormait d'un sommeil de plomb.
Sur la table de chevet, les aiguilles d'une pendulette marquaient huit heures.
La porte de la chambre s'ouvrit et une dame entra sur la
pointe des pieds. Elle portait un plateau d'argent sur lequel fumait une tasse
de chocolat flanquée de deux petits pains beurrés. Elle posa son fardeau et,
toujours sans bruit, alla tirer les rideaux de la fenêtre.
Un moment, elle resta au pied du lit, contemplant en
souriant le dormeur. Puis, avec des gestes doux, des paroles tendrement
murmurées, elle le réveilla.
— Allons, mon petit ... allons ! ... Il
faut te lever. Il est déjà huit heures.
Cyprien s'allongea, étendit les bras, poings fermés. Son visage
se crispa en une effroyable grimace. Il se frotta les yeux, les ouvrit :
— B'jour, m'man !
La mère embrassa son fils sur le front. Il lui donna sur la
joue un gros baiser encore plein de sommeil.
— N'oublie pas, lui dit-elle, que tu as reçu une
convocation pour être, ce matin, examiné par le docteur avec les jeunes gens de
ta classe.
Le visage de Cyprien se rembrunit :
— C'est vrai. Le conseil de révision ! Tu parles
d'une tuile ! La mère se redressa :
— Comment peux-tu parler ainsi, mon chéri ! Il
faut faire ton devoir, comme tous les honnêtes gens.
Assis sur son lit, l'air boudeur, les bras autour des
genoux, Cyprien réfléchissait :
— C'est bon. Je me lève.
Il fit, comme chaque matin, une toilette longue et
méticuleuse. Puis il prit démocratiquement le métro, à la station « Sablons »,
pour se rendre au conseil, là-bas, tout au bout du XXe.
Dans le train, debout dans un coin, il réfléchissait :
« Quel ennui d'être soldat ! Toutes les bonnes
petites habitudes brisées ! Il faudra se lever dès l'aurore, coucher dans
un lit probablement dur et incommode, manger avec un couvert d'étain, peut-être
faire des corvées, revêtir des vêtements tout faits, se fatiguer aux exercices,
peut-être même se faire parachuter ... Brrr ! ... »
Et il était doté, par malheur, d'une santé de fer. Ah !
s'il pouvait avoir une bonne maladie qui le puisse faire exempter ! Mais
rien. Pas ça ! ...
Les perspectives évoquées du service militaire le
remplissaient d'amertume. Non pas qu'il fût objecteur de conscience, mais il
était foncièrement paresseux.
Cyprien fut dirigé vers une salle où il reçut l'ordre de se
déshabiller. Il le fit lentement et attendit, toujours boudeur, son tour de
comparaître. Enfin, on appela son nom.
Le major, un gros chauve à barbiche, le fit passer sous la
toise, lui prit sa tension, lui donna de légers coups de maillet sur les genoux
et les poignets, l'ausculta au stéthoscope, lui fit dire 33 en lui mettant une
oreille sur le dos. Après chaque opération, il ne cessait de répéter : « Bravo !
Parfait ! Ce gars-là nous fera un excellent soldat. » Enfin, il lui
demanda :
— Vous savez lire ?
— Évidemment, docteur, répondit Cyprien, vexé.
— Eh bien ! lisez les lettres que vous voyez
là-bas sur ce tableau.
À ce moment, une idée diabolique, monstrueuse, jaillit dans
la cervelle de Cyprien. Rapide comme l'éclair, un sourire de fauve effleura ses
lèvres.
Il se pencha un peu, cligna des yeux, puis les écarquilla,
se tourna vers le major et, d'un ton très naturel, demanda :
— Quel tableau ?
— Là, devant vous. Ce tableau blanc avec des lettres
noires de différentes grosseurs, près de la porte.
Cyprien balança la tête de gauche à droite et de droite à
gauche, donnant le plus possible un air vague à ses yeux.
— Quelle porte ?
— La porte, là, devant vous, derrière le sergent assis.
— Quel sergent ?
Le major était stupéfait :
— Comment ? Vous ne voyez pas l'écriteau, ni la
porte, ni le sergent ?
D'une voix niaisement douloureuse, Cyprien répliqua :
— Je ne vois rien de tout cela, docteur.
— Mais vous êtes épouvantablement myope !
— Je ne vois rien à plus de trois mètres.
— Et il y a longtemps que vous êtes comme cela ?
— Depuis ma naissance.
— Et vous ne portez pas de lunettes ?
— Je ne peux pas, docteur, cela me fait trop mal au
nez. Le major lui mit les lunettes d'essai et y plaça les verres mobiles.
Toutes les dioptries y passèrent, jusqu'à — 20. Naturellement, Cyprien ne
voyait rien du tout. Et cette fois, c'était pour de bon ...
— Quel dommage ! soupira le major. Un si beau
soldat !
Et, se tournant vers le sergent :
— Au-dessus de 6 dioptries, je suis obligé de
l'exempter, et il ne voit rien à — 20 ! Alors : exempté ...
Qui est-ce qui jubilait ? C'était Cyprien.
Rhabillé en un tournemain, son exemption en poche, il
regagna dare-dare sa thébaïde de Neuilly.
Pour fêter ce qu'il appelait lâchement sa victoire, il
résolut de passer la soirée au cinéma.
À vingt et une heure, après dîner, il s'installa dans un
confortable fauteuil, tout au fond de l'immense salle où l'on projetait le film :
Cinquante ans dans un mur, ou la vie d'une brique.
Il était seul dans la travée et se promettait une soirée
agréable et béate.
La sonnette électrique annonçant le proche commencement du
spectacle égraina son tintement monotone. Des retardataires arrivaient par
groupes. Un monsieur entra à sa gauche, donna le pourboire à l'ouvreuse, prit
le programme et vint s'asseoir dans le fauteuil voisin du sien.
Tout d'abord, il n'y prêta pas attention, mais bientôt toute
l'horreur de sa position lui apparut ! Ce crâne chauve, cette barbiche ...
c'était le major du conseil de révision ! Il allait sûrement le
reconnaître !
Il l'avait même déjà reconnu et toisait son voisin d'un œil
orageux.
Cyprien se sentit perdu. Les grandes idées naissent
spontanément dans les situations désespérées.
Il se pencha vers le major et demanda :
— Je vous demande pardon, madame, mais je suis bien ici
dans l'autobus 173 ? Le major bougonna :
— Comment ! ... l'autobus ... l'autobus ...
— Merci, madame, dit Cyprien sans demander son reste,
j'aime mieux être sur la plate-forme !
Et, se levant, il fila en tâtonnant, mais rapidement, dans
l'obscurité naissante ...
Roger DARBOIS.
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