ui de nous, rentrant harassé de la chasse, un jour de
particulière malchance, où la campagne, désertée du gibier, n'était peuplée que
de confrères aussi désappointés que nous, ne s'est laissé aller à regretter le
« bon vieux temps » où l'on allait moins loin pour rencontrer plus et
dont nos anciens ont gardé de si évocateurs souvenirs ?
En exprimant ces regrets, avons-nous chaque fois essayé
d'imaginer comment se passaient réellement les choses en ces bienheureuses
époques disparues? Si vous le voulez, tentons-en ici l'épreuve. Remontons non
seulement le cours des années, mais aussi celui des âges jusqu'au plus loin où
nous pourrons aller. Peut-être, si cette randonnée ne nous console pas de notre
désillusion présente, nous satisfera-t-elle au moins par sa curiosité.
* * *
Passons vite au delà d'hier. Oui, c'est entendu, notre grand
père chassait la perdrix à l'emplacement actuel de la Chaussée d'Antin et le
lièvre sur le terrain des usines de La Plaine Saint-Denis. Mais ce n'est là qu'une
question de topographie, et il suffit d'aller un peu plus loin pour trouver
encore, Dieu merci, perdrix et lièvres. Quitte à entreprendre ce long voyage à
rebours, nous voulons qu'il nous rapporte mieux que cela.
Un regard, en franchissant le siècle, à la région
champenoise où les outardes, les grandes, dévalant devant nous sur leurs
longues pattes d'autruches, nous offrent l'occasion d'une enivrante poursuite à
cheval ; un autre à la montagne, alpestre ou pyrénéenne, où le grand tétras, le
bouquetin, l'ours sont, comme nous le dira en son temps Gaston Phœbus, «assez
communes bestes » ; un autre enfin à l'ensemble du territoire, où, quand
l'envie nous prendra d'y courre le loup, nous n'aurons que l'embarras du choix.
Mais notre élan nous a emportés aux débuts du moyen âge — ce
qui n'est tout de même pas si loin que ça —et voici déjà du nouveau.
Nous sommes dans une de nos provinces de l'Est et faisons
partie de la suite de l'empereur Charlemagne. La forêt nous entoure,
millénaire, infinie, prolongée jusqu'où nul ne sait. A grand bruit de nacaires
et de trompes, les rabatteurs nous annoncent le débuché de la bête de chasse.
Et voici qu'arrive droit sur nous, dans un fracas de branches brisées, un
animal qui, à nos yeux « actuels », paraît un monstre plus grand que le plus
grand cheval et deux fois plus étoffé. C'est un aurochs, le splendide
bison d'Europe, supérieur par la taille et la force à son frère d'Amérique. Il
se maintenait encore .en France à l'époque que nous évoquons ; et ce n'est qu'à
partir d'elle qu'il a commencé à s'éloigner et à disparaître à travers
l'Allemagne, la Lituanie, la Pologne, la Russie, survivant, aujourd'hui encore,
en ces deux dernières contrées, où, au moins jusqu'à la récente guerre, il
conservait une relative prospérité.
Il ne faut pas le confondre avec l’urus, qui était un
bœuf et semble s'en être allé de ce monde un peu plus tôt que lui, bien qu'on
signale encore sa présence en Europe centrale jusqu'au XVIe et même XVIIe
siècle. En tout cas, il n'existe plus nulle part à présent. Mais nos ancêtres
gaulois l'ont certainement chassé. Et César l'a vu et décrit aux abords de la
forêt germanique, en même temps que le renne et l'élan. Il semble bien qu'on
peut considérer les taureaux de course espagnols et nos bœufs camarguais comme
ses descendants directs et fidèlement ressemblants. Il était lui-même fils du bos
primigenius, dont les débris fossiles sont communs dans notre pays.
Contemporain de l'aurochs était le cheval. Remarquons, en
passant, que cet animal, qui nous est si familier, est, en fait, un animal
préhistorique, car, si nous ne l'avions pas domestiqué, il n'existerait plus
depuis longtemps en aucun lieu du monde, si l'on excepte un troupeau de quelque
deux cents têtes qui persiste encore précairement dans les steppes de l'Asie
centrale. On sait que les prétendus « chevaux sauvages » d'Amérique ne se sont
développés sur ce continent, où l'espèce était totalement inconnue des
indigènes, qu'à partir de quelques couples abandonnés par les conquérants
espagnols, au XVIe siècle. Quant aux chevaux sauvages de France, dont
l'importance a été si grande dans l'existence de nos ancêtres de l'âge de
pierre, ils sont encore signalés, par divers auteurs, dans les Vosges,
notamment vers le XIIe ou XIIIe siècle. Après quoi ils disparaissent, sans
qu'on sache très bien pourquoi ni comment.
Nous arrivons ainsi à un temps où les témoignages écrits ne
peuvent plus nous renseigner et où ne nous connaîtrions le gibier de nos
premiers parents que parce que nous retrouvons ses ossements mêlés aux leurs,
si ces derniers ne nous avaient laissé des documents de la plus haute valeur,
sous forme de dessins et de sculptures, d'un art parfois inégalé.
Nous retrouvons alors des animaux que nous connaissons déjà :
aurochs, chevaux, rennes, ours, etc. ; mais aussi d'autres qui ne laissent pas
de nous surprendre, encore qu'ils aient été bien « de chez nous », à l'heure où
nos vieux aïeux les affrontaient, avec leurs épieux de bois ou leurs haches de
silex.
Le plus fameux, le plus considérable aussi, fut sans conteste
l’éléphant. Nous le savons, mais n'est-ce pas tout de même pour nous une
cause renouvelée d'étonnement de penser qu'il n'y a guère que dix mille ans —
ce qui n'est pas beaucoup—des hommes, des hommes comme nous, qui sommes leurs
fils, nomadisant sur l'emplacement exact du Paris actuel (pour ne pas parler
des autres lieux, nombreux, en France), s'y sont trouvés face à face avec des
mammouths, leur ont donné la chasse et, qui plus est, s'en sont rendus maîtres,
avec les armes dérisoires dont ils disposaient ?
Nous avons nommé Paris, parce qu'on a précisément retrouvé
des vestiges de mammouths jusque sous la place de la Concorde ! Mais il en
existait partout ailleurs, et peu d'espèces furent autant répandues en Europe,
pendant une longue durée. On en recueille même des débris jusqu'au fond de la
mer, entre le continent et la Grande-Bretagne, preuve que ces territoires
n'étaient pas alors séparés par les eaux.
Un autre splendide gibier des mêmes parages était un grand
cerf, un énorme daim plutôt, à la gigantesque ramure largement étalée, qu'on
appelle le cerf mégatêros. Son magnifique trophée devait être, du
reste, bien gênant pour lui ailleurs qu'en plaine. Mais, considéré de notre
point de vue, il a eu l'avantage de nous conserver l'animal intact en nombreux
exemplaires, lorsque, s'enlisant dans les tourbières, il y est resté suspendu
par sa royale couronne, tout près de la surface du sol.
Reculons, reculons encore dans le temps. Sans quitter notre
patrie, nous allons pouvoir chasser le rhinocéros, non plus tout à fait
semblable à ceux qui habitent aujourd'hui l'Asie ou l'Afrique, mais plus
puissant encore et, comme le mammouth, recouvert d'un long pelage laineux, car
nous sommes dans une période froide où la faune moyenne, renne, lynx, glouton,
castor, etc., est en grande partie celle qu'on retrouve actuellement dans les
pays du Nord.
Mais, toujours plus avant, l'homme existait aussi, au temps
chaud ; et, pour exécuter jusqu'au bout notre programme, nous devons l'y
suivre.
Ce n'est pas une sinécure. Nos moyens de défense sont de
plus en plus précaires, et, partis fiers chasseurs, nous courons le risque
d'arriver plutôt piètre gibier.
Si nous négligeons en effet beaucoup d'espèces communes, qui
sont toujours nos contemporaines, nous nous apercevons bientôt que nous sommes
entourés de voisins avec lesquels il va falloir compter !
Le plus impressionnant est le lion, le formidable « lion des
cavernes » (felis spelaeus). Ce lion est peut-être un tigre. Plus
probablement c'est un grand félin intermédiaire à ces deux types, ce qui ne le
rend pas plus rassurant. Nous venons de le faire apparaître à l'époque chaude,
mais il a continué de vivre en même temps que nos ancêtres pendant d’innombrables
millénaires, car on le retrouve, peu ou pas différencié, pendant tout le
quaternaire, à côté de l'homme de Chelles, du Moustier, de Solutré, de La
Madeleine, ces noms étant, on le sait, ceux de célèbres stations
paléontologiques en Dordogne, en Seine-et-Marne, en Saône-et-Loire.
Si nous sommes — et nous avons toutes les raisons de
l'admettre — les fils en lignée directe de ces familles humaines, nous pouvons
nous vanter d'avoir eu parmi nos parents plus d'un brave homme, sinon une brave
femme, qui servit un jour de déjeuner à un lion, car il est bien certain que
l'accident a dû maintes fois se produire. Pour ces puissants fauves, nous
étions une proie bien moins dangereuse qu'un sanglier ou même qu'un âne, dont
nous n'avions, en aucune manière, l'agilité pour fuir. Au début surtout, notre
seul salut, quand nous étions attaqués, était de nous réfugier sur un arbre. Il
a dû se passer un temps infini avant que nous ayons su riposter.
Ce temps est venu pourtant, et nous en avons des
témoignages. Pour ce qui est du lion, aucun document ne nous est parvenu sur la
manière dont il fut un jour chassé, et ses représentations sont très rares.
Celles du grand ours des cavernes, aussi terrible, sont, au contraire,
nombreuses. Et nombreuses également les preuves des méthodes employées pour sa
capture.
Parfois l'animal était abattu à coups de flèches. Mais, le
plus souvent, on le prenait au piège, au moyen de filets tendus au seuil de son
gîte, dont la paroi calcaire porte encore la trace des furieux, coups de
griffes qu'il y a portés en se débattant. Il était assommé ensuite à coups de hache,
qui lui brisaient le crâne. En certains lieux, ces crânes fracturés se
retrouvent entassés au même endroit.
Un autre hôte des cavernes était une hyène, qui
devait avoir une grande ressemblance avec l'hyène tachetée d'Afrique actuelle.
Enfin, il s'y abritait des loups. Et ceux-ci, bien que moins forts que
les précédents, devaient, en fin de compte, être les plus redoutés de l'homme,
à cause de leur nombre et de leur voisinage permanent.
C'est d'ailleurs une curieuse aventure que celle de l'homme
et du loup. Apparus à peu près en même temps sur la planète et, dès ce jour,
ennemis n° 1 l'un de l'autre, ils viennent seulement de cesser leur querelle
—si nous ne parlons que de la France —et, jusqu'à cet instant, le vaincu a fait
peser sur son tardif vainqueur une terreur dont le souvenir est resté vivace
dans nos campagnes, bien qu'elle n'ait plus d'objet.
Cette terreur, qui nous semble celle de Croquemitaine, était
cependant pleinement justifiée. On peut dire que depuis toujours, jusqu'à
présent, les loups furent un permanent danger pour nos enfants, qui couraient
un risque réel quand ils s'attardaient hors des limites du village, la nuit
tombée. Lorsqu'une maman, aujourd'hui, fait à son enfant peur du loup, elle
sait bien que le loup ne l'entend pas. Mais elle pourrait se rappeler qu'il
l'aurait entendue hier.
Les animaux ont la mémoire moins courte. Dans plus d'une de
nos provinces, de l'Est surtout, où le bétail est laissé la nuit au pâturage,
il arrive qu'on voie génisses et veaux se masser en un point, les vaches les
entourer, et les taureaux, s'ils sont en nombre suffisant, former le cercle
extérieur. La seule raison qui motive cette formation de bataille est le
souvenir du loup.
* * *
Mais nous voici arrivés au terme de notre voyage. Notre
terre de France a porté et nourri bien d'autres espèces animales, et bien
autrement extraordinaires que celles que nous avons succinctement nommées !
Mais il n'est plus question pour nous d'aller chasser l'iguanodon ou le
ptérodactyle, ni même, dans le marais parisien ou sur la butte Montmartre, le palaeothérium
ou le xiphodon. Tous ceux-là ont vécu des milliers, des millions de siècles
avant l'homme. Et, du point de vue où nous nous sommes placés, ils ne nous
intéressent plus, puisqu'ils n'ont jamais été, ni pu être, notre gibier.
R. T...
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