Notre fils Daniel a tué un chevreuil dimanche... Quel fait
d'armes à ses yeux !... Quelle joie de déposer à nos pieds, avec un petit
air modeste qui ne trompe personne, pas même lui, son premier trophée de
quelque importance !... Il va, il vient, donne des ordres pour le dépeçage
de la bête... Il est le grand vainqueur du jour. Son père et moi nous faisons
tout petits.
Son père ?... Mais ce jeune garçon de dix-sept ans ne doute
pas, après ce coup heureux, de l'étonner un jour par ses exploits cynégétiques.
Il lui faudra cependant y mettre le prix, car le tableau, après vingt années de
chasses, est assez impressionnant : 21 chevreuils, plus de 40 cerfs, 123 bantengs,
5 panthères, 7 tigres, 31 éléphants, 48 gaurs, 4 buffles, des sangliers, des
chats sauvages et des pythons, etc..., etc... Oui, mon Daniel, cette énumération
te laisse rêveur !...
Pourtant les fils de broussards, pour les avoir trop souvent
entendues, deviennent insensibles aux histoires de chasse. Pour eux, plus de
mystère de la forêt... ; la panthère a perdu de l'éclat de ses yeux, le cobra
disparaît, perdu dans une digestion pénible. Mais les autres... ceux qui n'ont
jamais vu qu'une tortue se traînant au milieu des laitues ou la couleuvre qu'un
cycliste ramène à son guidon, à ceux-là le père de Daniel parle des animaux
terribles de la brousse... et permet aussi aux grandes personnes d'écouter.
Les sangliers — sont répandus partout où on trouve de
grandes étendues de brousse et de forêt. Le sanglier indochinois est plus grand
et plus efflanqué que celui d'Europe. Sa taille peut atteindre un mètre au
garrot, tandis que son poids voisine 200 kilogrammes. La hure est marquée, aux
joues, d'une ban de blanche. C'est un animal véloce, intéressant à tirer, à balle,
à la course. Il est assez aisé de le surprendre, à bon vent, à l'aurore et au
crépuscule, sur les terrains humides ou fangeux, en bordure des couverts. Mauvaise
vue, mais flair subtil. Sa charge est toujours à redouter, surtout lorsqu'il
est touché. Un coup de boutoir vous ouvre la cuisse aussi facilement qu'une
lame de bistouri. En battue, éviter de se tenir au milieu des
sentiers.
La chair des jeunes est savoureuse, celle des vieux trop sèche.
Les portées sont nombreuses, jusqu'à dix-sept petits. La robe de ces derniers
est striée de bandes claires comme celle du pécari. En cas d'alerte, ils s'égaillent,
se blottissent sous les touffes, où l'on peut même les saisir à là main. Se méfier
dans ce cas du retour de la laie.
Les chiens sauvages — Nous en connaissons deux sous-espèces
: le chacal, à la fourrure faite de longs poils fauves et gris ; le dohle, ou
loup indien, dont la taille dépasse 0m,50 à l'épaule, poils fauves, ras et
rudes, queue fournie, dont la moitié postérieure est de teinte acajou. Ce sont
l'un et l'autre de féroces destructeurs de cervidés, de porcins, de bantengs. Ils
ne craindraient même pas, au dire des indigènes, de s'attaquer à nos grands
fauves : tigres, gaurs, éléphants…
Ils vont d'habitude par familles, cinq ou six individus, et
chassent à la surprise ou à la course. Parfois, dans les années de grande sécheresse,
la famine les assemble par hordes de centaines d'unités qui émigrent et
ravagent les cantons parcourus.
En principe, ils n'attaquent pas l'homme, sauf lorsque la
faim leur tord les entrailles et qu'ils .sont nombreux. Il est tout de même préférable
de se méfier, voire d'escalader un arbre en cas de rapprochement insolite. Je
fus une fois suivi, dans la forêt sablonneuse, entre Nha-trang et Ba-nghoï (baie
de Cam-ranh), par une douzaine de grands loups rouges, pendant cinq à six kilomètres.
Ils ne m'attaquèrent point, mais ne me lâchèrent que lorsque j'eus gagné mon
auto, sur la route coloniale. J'en tirai alors un, à là carabine. Il culbuta,
se releva, fut, avec le restant de la bande, absorbé par la forêt. Cet
accompagnement muet (je n'ai jamais entendu ces bêtes aboyer) et tenace me
causa une désagréable impression.
Les pythons — II en existe plusieurs variétés, à taches
ou rondes ou en losanges. Ces dernières fournissent les plus gros spécimens,
susceptibles de se dérouler sur plus d'un décamètre. Contrairement aux
histoires qui courent, nous ne croyons pas que ces impressionnants reptiles
attaquent l'homme, ni même des animaux d'un poids supérieur à une trentaine de
kilogrammes. L'une de leurs plus grosses proies semble être le cerf muntjac. Ils
affectionnent les jungles de tranh, les massifs de roseaux, la forêt sombre et
humide. Ils sont plutôt nocturnes. Il faut éviter de les tirer à plombs, qui
glissent sur leur peau, ainsi que me le démontra un géant de l'espèce. Il
poursuivait, dans une clairière, sans doute pour se distraire, l'un de mes
camarades de chasse. Je lui envoyai (au python) une double décharge, à quinze mètres,
de 6 et de 4, en plein corps. Elle ne parut pas l'avoir blessé, mais lui fit
tout de même rebrousser chemin. Cependant, à bout portant et en visant la tête,
cela porte, comme en témoigna un second spécimen qui, à vrai dire, ne dépassait
pas trois mètres et qui perdit la tête dans l'aventure. Ma femme s'en fit
confectionner une paire d'originales chaussures.
Le cobra — Cela est vraiment une vilaine engeance. Le
cobra, ou naja ordinaire, ou serpent à lunettes, se cantonne de préférence sur
les sols pierreux, rocheux et brûlants. Sa longueur atteint deux mètres. Il
attaque l'homme.
Le naja ophiophage, ou mangeur de serpents, à peau noire, à col
bien moins dilatable que le précédent, .est certainement le plus terrible des
ophidiens Indochinois. Il peut dépasser quatre mètres de long. Ses glandes à venin,
de la grosseur du pouce, renferment une dose de poison susceptible de foudroyer
n'importe quel être vivant. Il attaque délibérément l'homme. Fort heureusement,
pendant le jour il dort d'habitude à la fourche d'un arbre de la foret sombre,
si bien qu'on a rarement la désagréable surprise de le rencontrer. L'un de mes
collègues, cependant, fut assailli un matin en chassant le francolin. Il
demeura sidéré devant cette lugubre tête qui oscillait au-dessus de lui,
surgissant de la haute paillette. Il eut le bon réflexe, lâcha son coup de 8, décapita
l'adversaire. Chaque fois qu'il évoquait cette vision, il frissonnait un peu.
Mais voici un rugissement sonore, qu'amplifient les échos se
répercutant aux murailles de la montagne... Le tigre! Majesté, respects !
Sur vous aussi, le prince de la jungle, on a beaucoup écrit, beaucoup parlé,
dit moult vérités et... maintes sottises...
Que vous conterai-je que vous ne sachiez ? Shere Khan dans
l'Inde, Ong Cop en Annam, Kliou-Pam chez les montagnards moïs, le grand félin,
quel que soit ce qu'on lui impute, est sans contredit l'un des animaux sauvages
les plus intéressants à affronter, sa dépouille l'une de celles qui constituent
les plus émouvants trophées. Un beau mâle peut mesurer 2m,10 du nez à la
naissance de la queue, 1m,10 de hauteur au garrot, peser plus de 200
kilogrammes, 200 kilogrammes d'os durs, de muscles d'acier, de nerfs électriques.
Force prodigieuse, souplesse extraordinaire, détentes fulgurantes, cet
attaquant foudroyant serait un redoutable adversaire pour l'homme, l'homme
lourd et lent, aux sens émoussés, aux dents minces, aux ongles sans force, fût-il
armé comme un char de combat, si... Sans doute la loi qui régit les êtres
vivants lui interdit-elle, sauf en cas de grande famine ou de vengeance justifiée,
d'attaquer le bipède, la bête verticale, la bête qui rit, qui est maîtresse du
feu, qui domestique les autres bêtes ?... Toujours est-il que, neuf fois sur
dix, ainsi que tous les animaux d'ailleurs, sauf cette brute de rhinocéros, au
cerveau pas plus gros qu'une noix, et ce sinistre cobra, qui est une
incarnation du diable, il évite l'homme. Ce n'est point lâcheté. Pas plus que
l'éléphant, le gaur et le buffle, le tigre n'est lâche... C'est, vous dis-je,
la loi.
Et c'est heureux pour l'homme. Autrement, il ne resterait guère
de coureurs de brousse. Vous haussez les épaules... Et le fusil, alors ?... Attendez
donc d'avoir vu le tigre sauter inopinément par-dessus votre tête, d'une rive à
l'autre du suoi à sec, d'avoir vu, certaine nuit, ses prunelles phosphorescentes
bondir, tels des feux follets, autour du halo de lumière de votre lampe, sans
que vous soyez capable de placer une balle, pour vous faire une opinion. Vous
conclurez sans doute alors, comme nous l'avons fait, nous, les broussards, que
si Ong Cop pouvait surmonter son extrême et atavique frayeur, répugnance plutôt,
de la bête verticale, s'il voulait désobéir à la loi et vider la brousse
d'humains, cela lui serait bien facile, en vérité !
L'Annam renferme beaucoup de tigres... beaucoup plus qu'on
n'en voit. Ils ont des habitudes nocturnes lorsqu'ils gîtent à proximité des
agglomérations et des voies fréquentées, des habitudes semi diurnes, semi nocturnes
dans les autres cas. Il ne faudrait pas s'imaginer en rencontrer à chaque
croisement de sentier, a chaque corne de bois. Si, pour mon compte, en une
quinzaine d'années de kilométrages dans les. décors les plus privés d'hommes
qui soient, j'ai penché mon nez sur de nombreuses empreintes de tigres, je n'en
ai aperçu, de jour, que par trois fois. C'est peu.
Il sera possible d'en apercevoir tout de même plus si l'on
consacre ses loisirs à leur chasse exclusive et, notamment, à monter la faction
en des postes d'affût, de 5 h. 30 à 18 h. 30, sans désemparer, sans fumer, sans
tousser, sans quoi encore ? C'est au-dessus de mes forces. Les tempéraments
flegmatiques peuvent toujours essayer.
Quant aux affûts de nuit, c'est pareil... On a largement le
temps de réfléchir à la désintégration atomique... Non, parlez-moi de la chasse
en plein air, d'aube à crépuscule, à la rencontre ou sur la piste... Ah ! je
sais bien... si l'on veut absolument assassiner un tigre, il faut se résigner !
Une belle grande peau zébrée que l'on déploie devant la famille, les amis...
Récits d’Alain Le Broussard, recueillis par André Fauchois.
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