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Le faisan

Celle-ci est authentique. Elle vient de m'arriver : le ? (date omise par discrétion), souffrant d'une violente poussée de rhumatismes, je garde la maison ; il a neigé, parbleu! —'je suis de méchante humeur. Sans journal, loin des cancans du village, la journée me pèse terriblement. De temps à autre, par habitude, je colle le nez à la vitre et j'essaie d'entrevoir les allées et venues des grives. Peine perdue. Pas de grives. Elles ont passé très haut, cette année, car les montagnes sont encore chargées de graines. Je ne distingue que des corbeaux perchés à la cime des sapins. Seuls, ils rompent le grand silence de l'hiver. Maîtres absolus de cette nature déserte, ils causent entre eux d'arbre en arbre sans plus de retenue que des croque-morts au repos et avec autant de conviction. Ah ! j'oublie, là, sur ma fenêtre, séparés de mon nez par l'épaisseur du verre et se gorgeant de noix pilées, nos invités permanents, des mésanges, une sittèle amputée d'un pied, etc., tous très affairés.

Un coup de fusil énergique tiré quelque part en France, mais pas très loin, réveille brutalement mon envie de chasser — ah ! chasser encore, chasser toujours !... —mais. aïe ! un craquement sinistre dans l'épaule me rappelle à l'ordre. Fini pour moi les randonnées d'hiver, fini mon vieux, place aux jeunes !... Pour me faire une raison, je songe —car que faire en un gîte ?... — je songe que les chances du chasseur sont aujourd'hui bien rares. Au dire des confrères les plus ardents, il ne reste plus dans la commune, à part trois ou quatre lapins particulièrement agiles, qu'un coq de faisan, fin gras autant qu'invulnérable. Un groupe l'a salué l'autre dimanche avec un enthousiasme méritoire, mais trop de respect, car il n'a laissé de lui que des regrets en passe de devenir éternels. Je songe aussi qu'en temps de neige un coup de fusil ne peut être honnêtement tiré que sur un gibier d'eau, à moins que... à moins que... Ma rêverie s'arrête là, si toutefois on peut qualifier de rêverie cette sorte de rumination cervicale.

Toc !... toc !... toc !... on frappe vigoureusement à la porte C'est la mère S..., qui brandit deux gros poulets chantant à leur manière leur propre Libera me. La mère S..., qui n'en a cure, me prie de les peser ; j'acquiesce d'autant plus volontiers que j'ai une lueur, que dis-je ? un éblouissement d'espoir. On a quelquefois de ces hallucinations et je suppute déjà que le plus gros des préposés fera beaucoup mieux sur ma table que sur celle d'aucun autre, en compagnie de morilles, mousserons, qui n'attendent que pareille occasion pour sortir du bocal.

C'est bien une hallucination. La mère S..., satisfaite, repart avec le sourire et sa doublette. Il ne reste que deux crottes sur les plateaux des balances pour me prouver une fois de plus que la vertu est toujours récompensée. Adieu, volaille !...

Mais la Providence veillait. Voyez la suite : mes deux chiens couchés en rond au pied du poêle se lèvent avec un ensemble touchant et me demandent à sortir. Il est à remarquer que, dans leurs actes, les chiens ont toujours un motif impérieux et ce motif n'est pas nécessairement ce que tout le monde pense lorsqu'ils demandent le cordon. J'ouvre donc à « Taïaut », le griffon, et à « Poum », le minuscule breton. Poum seul revient ; il est extrêmement agité, il tourne en rond, me lèche les mains, me tire par le bas du pantalon. Il y a quelque chose dans l'air, mais je refuse de sortir ; j'ouvre donc encore la porte... il part en flèche, je referme. Cinq minutes après, Poum gratte ; j'obtempère. Il entre, fier comme un saint-bernard. traînant plutôt qu'il ne porte... le fameux faisan, un coq magnifique, rutilant de parure et rutilant de graisse. Il est encore chaud. Poum l'a jugé trop lourd au premier contact. Devant mon inaction, il est retourné à la charge. Ma foi, à défaut de poulet, je mangerai le faisan ; je sortirai pour lui ces « hydnes imbriqués» que j'adore. Faut-il le dire? pour l'arroser, comme il se doit, j'extirperai de ses fagots un « certain baril » et lui tâterai le nombril. Mes rhumatismes, je ne les sens plus. Quant aux gendarmes, ce n'est pas leur affaire.

Le fait est vraiment peu banal ; j'en ris dans ma barbe. Pour mon plaisir, je résume : l'unique, l'insaisissable faisan de la commune, le convoité, le disputé, le mangé des yeux, le pétardé, visé enfin d'un œil tordu par l'envie... mais guidé d'une main sûre (la Providence, pardi t incrédules !), tombe dans ma marmite exactement à l'heure H. Ah ! fichtre ! encore un détail savoureux, mon faisan ayant du sang au bec, je pense qu'il a été touché en plein cœur ; je le plume. La peau est blanche, tendue par la graisse. Il est à croquer, mais pas trace de plomb; je tourne et retourne le volatile, l'examine par-dessus, dessous, et sens devant derrière, comme dans la chanson : rien,, absolument rien... Il est mort de frayeur ou l'unique plomb qui l'a frappé au cœur (tout est unique dans cette histoire) est entré par le trou du... (censuré). Sic dixit frater in partibus, très honnêtement d'ailleurs, dans un Chasseur Français récent. Chez moi, on n'appelle pas le truc comme ça, mais peu importe ce tout petit détail. L'essentiel est qu'il soit là, l'oiseau.

... Et maintenant que chacun en prenne ce qu'il voudra ; j'ai dit la vérité, rien que la vérité et toute la vérité. Merci, ô Providence des chasseurs perclus ! Merci aussi à toi, confrère inconnu, et souviens-toi que bis repetita placent.

J. Lefrançois.

Le Chasseur Français N°658 Décembre 1951 Page 715