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L'arrêt

Le Larousse, incontestablement rédigé par des gens très savants, donne de certains mots des définitions un peu vagues, éludant leur explication, qui contrastent parfois avec d'autres où l'on sent le rédacteur très à l'aise. Tel est le cas de certains noms de races de chiens et de certains termes de chasse, parmi lesquels on relève des inexactitudes. Il définit ainsi le chien d'arrêt : chien dressé à s'arrêter quand il sent le gibier. Apparemment, l'auteur de cette définition ne devait pas avoir élevé ou utilisé, beaucoup de chiens d'arrêt. Il suffit, en effet, d'en avoir élevé quelques-uns en vue de les utiliser soi-même et conduit leur éducation pour être convaincu que l'arrêt n'est pas un artifice du dressage, mais un acte instinctif.

Quatre-vingt-dix-neuf pour cent des chiens d'arrêt, au moins, s'acquittent honorablement de cette fonction, qui est leur raison d'être, sans avoir jamais mis les pattes chez un dresseur et sans avoir subi de dressage spécial de leur maître.

Il est exact que certains sujets, ayant cette faculté peu ou moins développée, n'arrivent à la parfaire que par les soins de leur dresseur. On a même parfois chuchoté dans certains concours que certains chiens prenaient la pose de l'arrêt sur un coup de sifflet discret ou sur un geste de leur maître, et généralement sur la crête d'un monticule au versant opposé duquel s'était levé un hypothétique gibier hors de la vue des spectateurs. Si ce n'est là qu'une légende, il n'en reste pas moins que l'arrêt peut être rendu artificiel par dressage.

Ce n'est pas là le véritable arrêt; chez un sujet normal, l'arrêt est toujours naturel. Le rôle du dresseur consiste et ne saurait normalement que consister à exploiter cet arrêt naturel, à obtenir du chien qu'il ne le prenne qu'à bon escient, sur présence réelle, sur le gibier seulement, voire, sur certains gibiers si tel est le besoin de son maître, à maintenir cet arrêt sans le rompre, à ne pas s'élancer au départ du gibier. Confier un chien d'arrêt à un dresseur pour lui apprendre l'arrêt proprement dit ne peut être le fait que de néophytes.

J'affirme, quant à moi, sans prétendre, loin de là, n'avoir eu que des chiens exceptionnels, avoir toujours constaté cet instinct naturel chez tous les sujets qui se sont déclarés avec moi, sans distinction de races. Et, à mon humble avis, un chiot qui, prétendu d'arrêt, n'arrête pas d'instinct en même temps qu'il se déclare est bon pour la réforme ou pour d'autres fonctions.; je n'en veux pas pour mon usage.

Je vais plus loin et dis que le patron est aussi un instinct naturel. Cet acte consiste, pour un chien, à prendre la pose stricte de l'arrêt à la vue de son camarade arrêtant un gibier, dont lui n'a pas la connaissance. Il ne faut pas confondre le patron avec l'arrêt doublé de deux chiens sur un même gibier dont chacun perçoit la présence. Le patron est un acte de respect, un acte noble, intelligent ; il décèle chez son auteur l'atavisme et la branche, gages de ses vertus. Il m'a été donné de le voir se manifester normalement, comme l'arrêt, chez de jeunes sujets. J'ai même constaté qu'il précédait l'arrêt et ne crois pas le fait exceptionnel. Promenant deux chiennes braques françaises, sœurs de même portée, âgées de treize mois, en vue de les faire se déclarer sur les cailles, lors de leur deuxième sortie l'une d'elle, s'intéressant fort à la quête, en arrêta deux, tandis que sa sœur. se promenait, indifférente, et paraissant rêver à quelque os laissé au chenil. Le lendemain, sans manifester plus d'intérêt au but réel de cette promenade, je la vis se bander et prendre la pose d'un arrêt superbe à la vue de sa sœur arrêtant une caille et se trouvant dix mètres en avant. Elle récidiva à chaque arrêt de sa sœur au cours de cette même sortie, me permettant de prendre d'intéressants clichés, ainsi que les jours suivants ; mais elle ne commença à quêter, à marquer son premier arrêt, en un mot elle ne se déclara que le cinquième jour. Le patron est exigé dans les concours de chiens de race anglaise quand ils sont présentés par couples ; c'est tout à fait normal, car c'est un acte nécessaire ; c'est pourquoi il ne faut le considérer ni comme une qualité surnaturelle, ni comme le résultat d'un difficile dressage. Le patron, chez un chien d'arrêt normalement équilibré, c'est-à-dire un bon chien, sans plus, est un acte instinctif.

Tout cela, bien sûr, n'enlève rien au mérite des dresseurs, auxquels la mise au point d'un chien pour les concours, ou pour un connaisseur, laisse une tâche rude.

La définition du Larousse n'est donc pas exacte; elle est, en outre, par trop vague : chien dressé à s'arrêter quand il sent le gibier...

Ce serait ergoter que discuter la dernière partie de la phrase ; car le chien ne doit pas forcément prendre l'arrêt quand il sent le gibier, mais seulement quand il comprend qu'il le bloque. C'est ce blocage qui donne toute sa signification à l'arrêt. Un chien qui s'arrête dans sa quête, même en manifestant la connaissance d'un gibier, n'arrête pas. L'arrêt se traduit par une pose sculpturale, une rigidité absolue devant ou derrière un gibier observant la même attitude et souvent hors la vue du chien ; dans l'arrêt ferme, le fouet lui-même s'immobilise, et c'est à ce détail, en général, qu'on pressent la présence réelle du gibier. Cette pose voisine celle de l'hypnose, et, chez certains sujets nerveux, de la catalepsie. Il n'est pas rare d'observer un léger frisson parcourant tout le corps, parfois une insensibilité relative. Ces phénomènes suffiraient à prouver que l'arrêt n'est pas un artifice de dressage et à distinguer celui qui l'est réellement de l'arrêt naturel. Cet aspect naturel de l'arrêt n'est-il d'ailleurs pas propre à tous. les carnassiers ?

Je n'ai jamais vu par corps des tigres ou des lions à l'arrêt de leur proie ; mais j'en ai vu bien des dessins et des photographies. Par contre, comme tout le monde, j'ai vu des chats arrêter des moineaux ou des rats. Je vois aussi dans ce rapprochement une preuve de plus, si besoin était de la donner, que le chien est un carnivore et doit être nourri comme tel ; car, n'ayant jamais vu de lapins ou de chèvres arrêter un chou ou un pied de carotte, je ne crois pas trop m'avancer en disant que l'arrêt est le propre des carnivores.

Le chien d'arrêt n'est d'ailleurs pas le seul à manifester cet instinct : les spaniels esquissent l'arrêt, certains même le tiennent ; j'ai souvent vu des chiens de berger arrêter un lapin ou un lièvre, et bien des chiens courants accusent quelquefois un rudiment de l'instinct atavique, du moins en chassant seuls. Tout se passe comme si, par cette pose, l'animal chasseur assurait son élan, pour bondir sur sa proie et pour s'en emparer avec les meilleures chances. Mais les loups et les chiens chassant en meute, utilisant d'autres moyens, n'ont nul besoin de cet arrêt ; c'est sans doute pourquoi l'instinct en disparaît chez les chiens courants.

Ce temps d'arrêt ne s'explique cependant pas par un besoin de prendre élan ou réflexion sur la façon de procéder au bond dans les meilleures conditions : il n'expliquerait pas cet état d'hypnose. Il n'expliquerait pas non plus ces arrêts maintenus au delà du temps nécessaire à cette réflexion : j'ai, montre en main, chronométré des arrêts sur caille ou sur lapin de quinze et de dix-neuf minutes, sans les considérer comme des exploits ; d'autres, non chronométrés, ont sans doute duré plus longtemps, et bien des vieux chasseurs ont sûrement constaté des performances plus notoires.

Comment donc expliquer cet instinct que, prosaïquement, le Larousse définit : action du chien couchant qui tombe en arrêt devant un gibier ?... Nos faibles connaissances humaines n'ont, jusqu'ici, apporté aucune lueur ; on erre dans les hypothèses.

Cependant, dans un siècle où l'on découvre chaque jour la présence et la puissance des ondes, il est permis de supposer que des radiations émises par l'animal chassé sont reçues par le chien. Il n'est pas exclu, d'autre part, que ces radiations provoquent chez le chien des phénomènes, en agissant sur certains nerfs peut-être, et soient la cause de l'état de prostration quasi cataleptique de l'arrêt; ce que nous appelons le sentiment chez le chien est peut-être une affaire d'ondes ; sans doute il l'est, puisque l'odeur et la couleur ne sont que des radiations diverses ; mais, dans ce cas, le nez serait-il seul à percevoir ces ondes ? Quand on voit un pointer bien nerveux bander subitement un arrêt ferme, s'arrêtant pile en pleine vitesse, on peut se demander si d'autres sens que le sens olfactif ne sont pas alertés dans cet état de paralysie spontanée.

Une autre hypothèse admettrait que ce soit le chien qui émette des radiations, à la façon du médium qui hypnotise son patient. La façon dont s'y prend le serpent pour fasciner sa proie ne laisse guère de doute, qu'en ce qui le concerne il s'agit bien d'hypnose ; mais le serpent est peut-être un cas différent ; s'il fascine sa proie, elle est à sa merci et, d'ailleurs, il s'y prend de face (d'où peut-être le rôle des yeux). Le chien, en général, arrête par derrière et, s'il hypnotisait le gibier, celui-ci ne s'envolerait pas ou ne bondirait pas au moment où il semble avoir jugé qu'il peut tenter de s'esquiver avec sa chance.

Il serait puéril, d'autre part, d'expliquer simplement l'arrêt par le désir qu'aurait le chien d'attendre l'arrivée de son maître pour faire partir le gibier ; un chien d'arrêt arrête hors la présence de son maître. Qu'il combine l'arrêt, qu'il le maintienne ou qu'il le rompe même pour la commodité du tir, c'est là une tout autre affaire, en dehors du présent sujet.

L'hypothèse des ondes contribuerait à expliquer qu'en certains cas le chien n'arrête pas ; cela supposerait qu'en certaines circonstances le gibier n'émet plus de radiations, soit par effet de sa volonté, soit conséquence de paralysie de l'organe émetteur par blessure, soit seulement en raison des circonstances de l'ambiance.

Quoi qu'il en soit, nous devons nous borner à constater le fait que l'arrêt est un phénomène physiologique dont le mécanisme nous échappe. Le savant qui l'aura éclairci nous donnera un grand moyen pour juger à leur juste mesure les qualités et les défaillances que, bien souvent à la légère, nous imputons à certains chiens d'arrêt.

Jean Castaing.

Le Chasseur Français N°658 Décembre 1951 Page 720